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La civilisation occidentale est-elle supérieure ?

( NDLR : c’est ce que vous lisiez de Brice couturier  le 10.02.201 à RADIO FRANCE CULTURE )

La civilisation occidentale est-elle supérieure ?

par Brice Couturier

La rhétorique outrancière suscitée par la sortie du ministre de l’Intérieur sur la valeur respective des civilisations n’a d’égale que l’extrême médiocrité des arguments échangés. De part et d’autres, la violence du ton cherche peut-être à masquer l’extrême pauvreté des programmes électoraux et leur dramatique insuffisance face au naufrage économique et financier qui menace notre pays. Une opération de diversion donc, alors que le sujet méritait un débat plus serein.

Remettons les choses à plat. Leo Strauss écrivait dans « Droit naturel et histoire : « Nous parlons souvent de civilisations, là où les philosophes classiques parlaient de régimes. La ‘civilisation’ est le substitut moderne du ‘régime’. (p. 130) C’est l’erreur que commet Claude Guéant. Car ces deux concepts ne se recouvrent pas : la démocratie libérale est, certes, une invention occidentale, mais elle a démontré sa compatibilité avec les autres civilisations. Rappelons notamment que des pays comme la Turquie et l’Indonésie, appartenant à l’ère de civilisation musulmane, sont bel et bien des démocraties.Et c’est la réponse à ceux qui, dans un passé récent, s’interrogeaient sur cette compatibilité.

Quant à la supériorité de la civilisation occidentale, indéniable sur le plan des sciences et des techniques entre le XI° et le XX° siècle, c’est une question bien débattue. Je conseille aux auditeurs la lecture du dernier ouvrage de l’historien britannique Nial Ferguson : “Civilization. The West and the Rest”, qui donne un éclairage renouvelé sur ce sujet beaucoup débattu dans un passé récent.

Claude Lévi-Strauss constatait en 1952 dans « Race et histoire » : « Loin de rester enfermées en elles-mêmes, toutes les civilisations reconnaissent, l’une après l’autre, la supériorité de l’une d’entre elle qui est la civilisation occidentale. Ne voyons-nous pas le monde entier lui emprunter progressivement ses techniques, son genre de vie, ses distractions et jusqu’à ses vêtements ? » (p. 51) Mais c’était pour replacer la révolution industrielle, née en Occident, dans un contexte plus vaste et pour souligner que, derrière tout grand progrès, il existe une combinaison d’expériences et une mise en commun des résultats. « Pour progresser, il faut que les hommes collaborent. » Et de conclure que les grands progrès de l’aventure humaine naissent de la mise en commun, par plusieurs cultures, de leurs tâtonnements respectifs et qu’aucune d’entre elles ne peut être proclamée « supérieure ».

Mais on voit bien que du côté de beaucoup des détracteurs de Claude Guéant, c’est la mise en cause du relativisme qui a choqué. L’idéologie dominante, c’est, en effet, que « tout se vaut », que toutes les cultures sont également dignes de respect et que toute hiérarchisation des valeurs est intolérable. Mais il y a un paradoxe du relativisme – que le philosophe polonais Leszek Kolakowski a bien résumé : « On ne peut pas être sceptique au point de ne pas voir la différence entre le scepticisme et le fanatisme : cela équivaudrait à être sceptique au point de ne pas l’être. (…) L’universalisme culturel se nie s’il est généreux au point de méconnaître la différence entre universalisme et exclusivisme, entre tolérance et intolérance, entre soi-même et la barbarie ; il se nie si, pour ne pas tomber dans la tentation de la barbarie, il donne aux autres le droit d’être barbares (…) ceci présuppose la croyance que certaines valeurs spécifiques de la culture européenne – à savoir ses facultés auto-critiques – doivent non seulement être défendues, mais répandues. » (Le Village introuvable, p. 111, 112)Au nom de la tolérance et de “l’ouverture à l’autre”, on ne saurait prôner le “respect” pour les mutilations sexuelles infligées aux femmes par exemple, ou pour les pratiques dégradantes infligées à des êtres humains au nom de la diversité des cultures.
Le philosophe Leo Strauss résumait ce même paradoxe du relativisme en une formule : « Si tout se vaut, alors l’anthropophagie n’est qu’une question de goût. »
Comment sortir de ce piège ?Je propose la formule avancée par Isaiah Berlin : les valeurs sont universelles; mais chaque culture opère, entre ces valeurs, son propre tri, procède à une hiérarchisation qui lui est propre. Ainsi, certaines cultures privilégieront la cohésion sociale et l’autorité, quand d’autres, au contraire, miseront sur l’individu et son esprit critique ; certaines sociétés favorisent la liberté au détriment de l’égalité et réciproquement. Etc. On ne peut avoir le beurre et l’argent du beurre. Il faut faire des choix.

Aujourd’hui, la culture occidentale a sans doute cessé d’apparaître « supérieure » comme c’était le cas en 1952, lorsque Lévi-Strauss écrivait « Race et histoire ». Toutes les civilisations, toutes les cultures du monde se jugent préférables et nombreuses sont celles qui se proclament supérieures.
Mais contrairement à ce que semble avancer Claude Guéant, la supériorité de la culture européenne consiste non pas affirmer sa primauté, mais dans sa capacité auto-critique. Et je citerai cette fois Cornelius Castoriadis : “Il faut constater que la mise en question de l’institution par la réflexion ne se fait qu’exceptionnellement dans l’histoire de l’humanité, et dans la seule lignée européenne ou gréco-occidentale. Il n’y a là aucun ethnocentrisme. Il y a seulement la constatation que la mise en question implique une énorme rupture historique. (…) Cette rupture, nous ne la rencontrons que deux fois dans l’histoire de l’humanité : en Grèce ancienne une première fois, en Europe occidentale à partir de la fin du Moyen Âge ensuite.” (Figures du Pensable, Les Carrefours du labyrinthe VI, p. 117)

Bref, s’il a existé une éventuelle préséance de la civilisation occidentale, elle a tenu au doute que celle-ci nourrit sur ses propres valeurs, à l’esprit critique, à l’esprit de libre examen qu’elle a, la première, développé et qui lui ont permis de lancer la révolution industrielle. Reste qu’aujourd’hui, l’Europe a cessé de « piloter » cette révolution. Si les grandes découvertes des XVI°-XX° siècles ont toutes eu pour auteurs l’Europe de l’Ouest, puis les Etats-Unis, aujourd’hui, d’autres cultures s’apprêtent, dans le Pacifique, à prendre ce relais.

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