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«La tribu perdue»: le reportage raciste qui a choqué le Brésil

Présentés comme des «tueurs d’enfants» vivant à «l’âge de pierre» dans un documentaire australien, les Suruwahá du Brésil ont fait condamner pour racisme les auteurs d’un documentaire. L’affaire montre que les populations autochtones continuent à être victimes de préjugés et de réminiscences colonialistes, et ce portrait peu flatteur sert des intérêts économiques de grande ampleur.

Le conflit judiciaire aura duré trois ans. Le 19 décembre dernier, la deuxième chaîne privée australienne Channel 7 a perdu en appel devant la cour fédérale d’Australie. En 2011, un reportage diffusé dans le programme phare de la chaîne Sunday Night, titré La tribu perdue, avait suscité l’indignation des défenseurs des tribus autochtones, notamment Survival International, par sa présentation des mœurs des Suruwahá, habitants de la forêt amazonienne dans l’Etat d’Amazonas au Brésil. A la suite de la plainte de l’ONG, l’Australian Communications and Media Authority (ACMA, l’équivalent du CSA en France) a mené une enquête qui aboutit à la conclusion que les propos tenus par les auteurs (le journaliste baroudeur Tim Noonan et l’écrivain Paul Raffaele) étaient de nature à «provoquer un intense rejet et mépris envers les Suruwahá» chez le spectateur.

Durant leur voyage à travers la jungle, les journalistes australiens insistent sur la «remontée dans le temps de 10.000 ans», avant de recevoir un accueil de la tribu présenté comme plutôt froid.

Les quelques 140 Indiens Suruwahá qui vivent dans un semi-isolement n’ont des contacts qu’avec les fonctionnaires de la FUNAI (organisme brésilien chargé des questions indigènes) et quelques missionnaires. Au cours du reportage, Paul Raffaele évoque une pratique des Indiens qu’il juge être la «pire violation des droits humains». La tribu «encourage le meurtre des enfants malformés» affirme-t-il.

«Les Suruwahá pensent que les enfants nés avec des problèmes ou d’une mère célibataire représentent le mauvais esprit et doivent être tués par la pire des manières possible en étant abandonnés aux bêtes sauvages ou enterrés vivants.»

Bien que l’un des Indiens interviewés explique ensuite qu’il n’y a plus eu de meurtre d’enfants depuis longtemps, l’ACMA a estimé que les propos de Raffaele utilisant un «ton de jugement» laissaient entendre aux spectateurs que les Indiens perpétuaient cette pratique.

Survival et les Suruwahá n’en nient pas l’existence, mais affirment qu’elle est devenue extrêmement rare. Channel 7 s’est longuement défendu des accusations, refusant les conclusions de l’ACMA qui souligne également des erreurs factuelles. D’après le Guardian, les avocats de la chaîne auraient avancé l’argument que les auteurs ne se sentaient pas «tenus de présenter tous les points de vues ou des points de vues opposés». Ne pas avoir précisé qu’il n’y a pas de preuves récentes de meurtres d’enfants constitue une faute déontologique pour le régulateur des médias australien.

Ethnocentrisme

Faut-il les laisser rentrer dans notre monde moderne?

Auteur si besoin

On pourrait penser que cette histoire reflète le simple dérapage de journalistes et producteurs en quête d’audience cherchant un peu de sensationnalisme. Mais cela ne peut suffire à expliquer une aussi longue procédure (devant l’ACMA puis devant la cour de justice) et le refus de la chaîne de présenter ses excuses. L’intention du reportage semble être, non pas de faire le portrait objectif d’une tribu lointaine, mais d’entamer un débat éthique, comme le montre la question ouverte (mais orientée) du journaliste à la fin:

«Que faire avec les tribus de l’âge de pierre? Faut-il les laisser vivre comme elles l’ont toujours fait depuis des millénaires, coupées du monde extérieur? Ou faut-il les laisser rentrer dans notre monde moderne?».

Le public australien ne peut manquer d’être touché par cette problématique. D’abord quand les reporters présentent le cas d’une enfant promise à la mort et sauvée par des personnes extérieures, cela rappelle une période sombre de l’histoire australienne. Celle où les enfants aborigènes métis étaient enlevés et confiés à des missionnaires ou des orphelinats. Cette politique d’acculturation forcée, qui a duré près de 100 ans, a fait de cette «Génération volée» un des symboles du racisme colonial envers les peuples autochtones.

«En  tant qu’anthropologue ayant vécu en Australie pendant 15 ans», explique Cristina Rocha dans une interview au Guardian, «je peux voir un parallèle entre la façon dont les Européens ont opéré avec les Indigènes d’Amazonie et ceux d’Australie. Les stratégies de substitution d’enfants, d’acculturation  et d’expropriation de terre aux propriétaires ancestraux pour y développer l’agriculture et l’exploitation minière, ont été les mêmes dans les deux contextes.»

Ensuite, certains spectateurs australiens se rappellent ce même Paul Raffaele, qui a écrit des livres sur les peuples indigènes,  partant à la rescousse d’un papou de 6 ans de la tribu Korowai menacé d’être dévoré par son peuple cannibale, et ce déjà devant les caméras de télévision. La mission très médiatisée, suivie par 2 millions de téléspectateurs en 2006 , avait aussi était très critiquée par les anthropologues, comme Sarah Hewat qui démentait les pratiques cannibales et dénonçait dans une tribune: «Le travail [de Paul Raffaele] ne cherche pas à améliorer la compréhension envers les Korowai, mais à  flatter les instincts d’un public occidental avide de consommer du primitif».

Des préjugés qui servent des groupes d’intérêts

Le reportage au Brésil semble, lui aussi, vouloir convaincre à tout prix que l’on ne peut pas laisser des peuples commettre des crimes au nom de la tradition et que le «monde moderne» doit intervenir pour civiliser ces hommes qui «vivent encore à l’âge de pierre».

Un discours qui ressemble étrangement à celui des missionnaires évangéliques brésiliens qui tentent depuis des années de faire pression sur les autorités gouvernementales pour créer une loi criminalisant ces infanticides (connu sous le nom de Loi Muwaji, le projet est en discussion depuis 2007). Ceux-ci surestimeraient notamment le nombre de cas d’après les observateurs sur place. Ainsi Stephen Corry, directeur de Survival, a-t-il déclaré:

«malheureusement, l’infanticide se produit dans toutes les sociétés. Il devrait être condamné en tous lieux, mais le lobby évangélique brésilien a clairement décidé de désigner les Indiens comme uniques responsables dans le but de promouvoir l’idée qu’ils sont arriérés et qu’ils ont besoin d’une intervention extérieure».

Un lobbying constant

En 2010, un pseudo-documentaire qui racontait l’histoire d’Hakani, un enfant indigène enterré vivant, réalisé par la mission évangélique  JOCUM (Jovens com uma missão, les  jeunes avec une mission), a été retiré de Youtube par la Justice fédérale brésilienne: l’histoire était fausse et jouée par des Indiens payés pour faire les comédiens. Ces faits-là non plus ne sont pas mentionnés dans le documentaire de Channel Seven.

En novembre 2012, quelques temps après la diffusion de La tribu perdue, on retrouve Paul Raffaele témoignant devant la Commission des droits humains du parlement brésilien en faveur du projet de loi Muwaji qui vise à combattre «les pratiques traditionnelles nocives». Il s’étonne de la passivité de La FUNAI. La position de la Fondation nationale de l’Indien, créée en 1967 par le gouvernement brésilien, est de s’opposer à l’idée de criminalisation des pratiques indigènes et de respecter les traditions dans le cadre défini par le «Statut de l’Indien» qui figure dans la Constitution de 1988. Ce statut juridique confère aux Indiens un statut social et des droits particuliers, notamment de propriété territoriale. Seuls les Indiens qui continuent à vivre justement dans le respect de ses traditions peuvent en bénéficier, sous la tutelle de la FUNAI. Un Indien qui vit en ville et qui est considéré comme «assimilé» devient un citoyen brésilien comme un autre.

Ainsi affirmer ou infirmer l’existence de l’infanticide  chez les Suruwaha participe d’un débat plus large qu’une question statistique ou éthique, mais bien idéologique. Pour Rita Santos, anthropologue à l’université fédérale de Rio de Janeiro (UFRJ) la loi «est présentée comme une chose noble –la défense du droit à la vie d’êtres humains– mais elle peut facilement se transformer en une arme d’accusation et de persécution sociale et politique, dans le cas de populations vulnérables et historiquement stigmatisées.» Il n’est pas rare que les Indiens soient décrits par des groupes d’intérêt comme arriérés et cruels pour justifier un interventionnisme et ainsi remettre en cause leurs droits.

La pression territoriale est très forte en Amazonie, entre les intérêts économiques et socio-environnementaux. Depuis longtemps, l’agro-industrie brésilienne lorgne sur bon nombre de terres indigènes pour l’exploitation agricole, minière et forestière. Dans un article de Reporterre de juillet 2014, consacré à la croissance, Philippe Léna, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement expliquait d’ailleurs qu’«avec l’exploitation minière, pétrolière, gazière et forestière, la construction des barrages hydroélectriques, l’expansion de l’agro-business, etc., la pression sur les aires protégées et les terres indigènes s’accentue».

Deux ans plus tôt, le réalisateur Daniel Schweizer, auteur du documentaire Indiens d’Amazonie en sursis,  affirmait dans une interview à Courrier International:

«Avec la suprématie actuelle des milieux économiques fondée sur le dogme de la croissance, on assiste à l’ultime phase de la Conquista initiée en 1492. Les Amérindiens sont victimes d’une véritable guerre économique car les sous-sols des terres où ils vivent recèlent des richesses convoitées par les multinationales et les Etats. C’est le retour de la ruée vers l’or! Prenez par exemple le cas du niobium [métal qui fait partie des terres rares]. Il sert, entre autres, à fabriquer des conducteurs pour les centrales nucléaires. Le Brésil en est le principal producteur et cherche à tout prix à exploiter ce minerai en particulier dans la région du Xingu [dans l’Etat du Pará]. Le contexte actuel de crise économique n’arrange rien: dans l’indifférence générale, les décideurs, décomplexés, lancent des grands projets sans tenir compte des conséquences pour les peuples autochtones et l’environnement. 

La nomination, en décembre 2014, de la très conservatrice «reine de l’agro-business», Katia Abreu, au poste de Ministre de l’Agriculture dans le nouveau gouvernement de Dilma Rousseff, inquiète les défenseurs des communautés indigènes. L’anthropologue Rita Santos conclut:

«Plus que de créer un réseau de protection des enfants indigènes, nous devrions déjà lutter contre les innombrables assassinats d’Indiens. Nous devrions combattre l’encerclement des terres et l’oppression de leur culture».

Par Mathilde Dorcadie Journaliste / slate

 

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