INTERNATIONAL CRISIS / UN RAPPORT QUI FAIT MAL : Cameroun : faire face à Boko Haram

INTERNATIONAL CRISIS / UN RAPPORT QUI FAIT MAL : Cameroun : faire face à Boko Haram

 

crisisgroup.org

Cameroun : la crise anglophone à la croisée des chemins

77-99 minutes

Synthèse

Depuis deux ans et demi, le Cameroun est confronté à l’insurrection du groupe Boko Haram, né au Nigéria. Les violences ont déjà fait 1 500 morts, 155 000 déplacés internes et 73 000 réfugiés. Si les premières attaques datent de mars 2014, la présence du groupe jihadiste dans l’Extrême-Nord du Cameroun remonte au moins à 2011. Il s’est appuyé sur un réseau de complicités locales et a exploité les facteurs de vulnérabilité que partage la région avec le Nord-Est du Nigéria. Alors que les dix-huit premiers mois du conflit ont été marqués par des affrontements conventionnels, Boko Haram a ensuite adopté un mode opératoire asymétrique. Le gouvernement s’est focalisé sur la réponse militaire avec un certain succès, mais les causes structurelles qui ont facilité son implantation demeurent. La lutte contre Boko Haram requiert de réadapter le dispositif sécuritaire et de mettre en place des politiques de sortie de crise durables pour éviter que la menace ne resurgisse sous d’autres formes et n’alimente l’insécurité dans la zone.

L’Extrême-Nord est à la fois la région la plus pauvre du Cameroun et celle où le taux de scolarisation est le plus bas. La combinaison d’une faible intégration nationale et de la négligence historique de l’Etat ont depuis longtemps exposé aux violences et à la circulation des contrebandiers cet espace où se sont socialisés les coupeurs de route, les trafiquants et les petits délinquants. La fluidité géographique et culturelle entre cette région et le Nord-Est du Nigéria, la présence d’un islam rigoriste et les contrecoups des guerres civiles tchadiennes la prédisposaient à une contagion de cette insurrection jihadiste.

Boko Haram a su exploiter ces vulnérabilités pour faire de l’Extrême-Nord une base logistique, une zone de repli et un vivier de recrutements. Le groupe a principalement mobilisé dans les départements frontaliers, parmi les jeunes défavorisés, en alliant endoctrinement idéologique, incitations socioéconomiques et coercition. Le démantèlement de ses caches d’armes et l’arrestation de ses cadres par les forces de sécurité camerounaises à partir de 2013 l’ont poussé à menacer, puis finalement à attaquer de front le Cameroun. En deux ans et demi, l’Extrême-Nord a enregistré au moins 460 attaques et une cinquantaine d’attentats-suicides.

Le gouvernement camerounais a réagi tardivement, à la fois en raison des tensions historiques avec le Nigéria, par souci de ne pas se mêler d’un problème perçu comme interne au voisin, et par crainte de devenir une cible du groupe. En dépit des lacunes initiales, il a ensuite mis en place une réponse militaire efficace. Celle-ci a contribué à désarticuler le groupe et a créé une émulation au sein de la Force multinationale mixte (FMM), force sous-régionale à laquelle le Cameroun était réticent à s’associer au départ. Mais le principal point faible de la réponse camerounaise demeure le manque d’ambition des initiatives de développement et l’absence de mesures de sensibilisation au radicalisme religieux, et de programmes de déradicalisation. Au contraire, certaines mesures prises après les attentats de Maroua en juillet 2015, comme l’interdiction du voile intégral, la fermeture de la frontière et la limitation des motos-taxis, mais aussi les bavures de l’armée, ont le potentiel de radicaliser une frange de la population, y compris des femmes, et ont accentué les vulnérabilités socioéconomiques de nombreux jeunes, poussant certains à rejoindre Boko Haram.

Malgré l’éloignement géographique, la guerre contre Boko Haram n’a pas été qu’un phénomène isolé de l’Extrême-Nord. Elle a renforcé politiquement le président camerounais Paul Biya tout en légitimant les forces de défense auprès d’une frange de la population. La guerre a cependant eu des effets négatifs sur l’économie du pays et a généré des clivages communautaires, comme en témoigne la stigmatisation des Kanuri à l’Extrême-Nord, souvent assimilés de façon indiscriminée au groupe jihadiste. De manière plus générale, le conflit met en évidence un déficit de représentation, sans pour autant remettre en cause l’Etat : l’élite politique gérontocratique de l’Extrême-Nord est de plus en plus contestée par une population très jeune.

La lutte contre Boko Haram est un test pour la coopération sécuritaire et la solidarité sous-régionale. L’intervention des forces armées tchadiennes au Cameroun et, avec les forces nigériennes, au Nigéria, a permis de réduire les capacités conventionnelles du groupe. En dépit de leurs appréhensions réciproques, les pays de la région sont parvenus à mettre en place la FMM et le Nigéria a fini par accepter que le Cameroun intervienne sur son territoire. Cette nouvelle architecture a permis de ralentir la spirale des attentats-suicides au Cameroun et est actuellement engagée contre une faction dissidente de Boko Haram dans la zone du lac Tchad. Toutefois, la FMM manque de financements et de moyens logistiques.

Afin de consolider ses victoires militaires sur Boko Haram et de ramener une paix durable dans l’Extrême-Nord, le gouvernement camerounais doit passer d’une approche centrée sur le sécuritaire à une approche privilégiant le développement socioéconomique et la lutte contre le radicalisme religieux. A cause d’énormes pertes subies durant les affrontements avec l’armée camerounaise, Boko Haram concentre depuis trois mois la majorité de ses opérations dans les zones camerounaises du lac Tchad (Darak et Hilé Alifa) où il contrôle une partie de l’économie halieutique et des trafics illicites, tout en poursuivant les attentats-suicides. Ce déplacement du centre de gravité du groupe requiert un renforcement du dispositif sécuritaire autour du lac Tchad, ainsi que des mesures pour y contrer ses circuits de financement. Une solution durable nécessite le retour de l’Etat, qui devrait s’appuyer sur la société civile et les jeunes, les élites locales et ses partenaires extérieurs pour reconstruire les services publics dans une zone longtemps délaissée.

Recommandations

Afin d’encourager le développement de l’Extrême-Nord, lutter contre le radicalisme religieux et renforcer la présence de l’Etat et les services publics

Au gouvernement camerounais :

  1. Elaborer un plan de développement et de relance économique de l’Extrême-Nord en faisant une priorité de :
    1. l’amélioration de la prise en charge des déplacés internes et des victimes de Boko Haram, de l’offre éducative et des infrastructures de santé ;
    2. la réouverture de la frontière entre le Cameroun et le Nigéria pour les camions de marchandises et les commerçants et leur sécurisation par des escortes militaires, la réhabilitation et le développement du réseau routier et le lancement de projets à haute intensité de main d’œuvre ; et
    3. la transparence et la bonne gestion des projets à l’Extrême-Nord, en partenariat avec les populations locales, y compris les jeunes et les représentants des différentes communautés ethniques.
  2. Pour financer ce plan, allouer à l’Extrême-Nord une portion du budget du Plan d’urgence triennal et du budget d’investissement public, en coordination avec les pays riverains du lac Tchad pour solliciter l’appui des bailleurs.
  3. Elaborer une stratégie de sensibilisation au radicalisme religieux, et adopter un programme de déradicalisation dans les prisons.
  4. Encourager les autorités sécuritaires et judiciaires à distinguer les membres de Boko Haram en fonction de la gravité des crimes dont ils sont accusés, et de leur degré d’implication au sein du mouvement, bien que ces distinctions ne soient pas toujours faciles à opérer ; s’assurer que les suspects et détenus sont traités de façon juste et en accord avec le droit international ; et soutenir la mise en place d’un programme de « justice réparatrice », ayant un volet de réinsertion sociale, pour les membres recrutés de force, les informateurs et petits logisticiens, non suspectés d’abus graves des droits humains.
  5. Organiser une visite du président de la République, des dirigeants de l’opposition et de la société civile dans les départements de l’Extrême-Nord ciblés par Boko Haram et le prochain défilé du 20 mai à Maroua. Cette visite serait l’occasion de lancer un programme de renforcement de la cohésion sociale et des liens intercommunautaires, en particulier pour lutter contre la stigmatisation de certaines communautés perçues comme proches de Boko Haram.

A la société civile, aux élus et chefs traditionnels de l’Extrême-Nord :

  1. Adopter une démarche collective et inclusive de sensibilisation au radicalisme religieux, y compris en prenant en compte les particularismes culturels, de genre et sociaux, et en mettant l’accent sur l’importance du dialogue, et des messages de tolérance et d’ouverture, au sein des familles et des espaces collectifs tels que les écoles coraniques, les mosquées, les marchés et les prisons.

Aux Etats de la sous-région :

  1. Elaborer une stratégie à moyen terme de développement du bassin du lac Tchad, en coordination avec le plan camerounais de développement de l’Extrême-Nord, et solliciter l’appui des bailleurs de fonds pour financer ces plans.

Aux bailleurs du Cameroun :

  1. Encourager, en leur garantissant un financement de moitié, les projets gouvernementaux de développement de l’Extrême-Nord et les initiatives cordonnées de la sous-région pour le développement du bassin du lac Tchad, sous réserve que des garanties suffisantes soient apportées sur l’usage approprié des fonds.

Afin d’améliorer la réponse sécuritaire face à Boko Haram

Au gouvernement camerounais :

  1. Assécher les sources de financement de Boko Haram tout en surveillant le commerce de bétail dans la région et les activités économiques autour du lac Tchad.
  2. Enrayer les recrutements de Boko Haram :
    1. en améliorant la coopération entre les forces armées et la population locale. Cela passe par des actions civilo-militaires et par l’enrayement des violations des droits humains commises par les forces de sécurité, notamment en sanctionnant systématiquement leurs auteurs ;
    2. en levant au cas par cas les interdictions portant sur certaines activités économiques, notamment en ce qui concerne la circulation des motos ; et
    3. en mettant en œuvre une stratégie de communication plus efficace via la mise à contribution et le soutien aux radios communautaires, par la création sur les chaînes nationales de programmes de sensibilisation diffusés à l’Extrême-Nord dans les langues locales, et par un dispositif visant à contrer la promotion du radicalisme violent sur les réseaux sociaux.
  3. Adapter le dispositif sécuritaire aux mutations récentes de Boko Haram et améliorer la stratégie de lutte contre les attentats-suicides, via une collaboration avec la population locale et un renseignement prévisionnel renforcés.
  4. Assurer une meilleure coordination entre les trois opérations militaires dans l’Extrême-Nord, y compris à travers la Force multinationale mixte, et renforcer la coopération avec le Nigéria et les autres pays du bassin du lac Tchad.
  5. Limiter l’usage des comités de vigilance et les démobiliser progressivement si l’affaiblissement de Boko Haram se poursuit.
  6. Prévoir le retour progressif des unités de police et de gendarmerie mieux équipées aux frontières, à mesure de l’affaiblissement de Boko Haram.

Aux bailleurs du Cameroun :

  1. Cofinancer l’opérationnalisation de la Force multinationale mixte, en y ajoutant un volet important de formation en droits humains en temps de guerre, et éventuellement en subordonnant ce financement au respect des droits humains par les armées de la région.

Nairobi/Bruxelles, 16 novembre 2016

Introduction

La situation sécuritaire au Cameroun s’est dégradée depuis l’irruption sanglante de Boko Haram en 2014.Cela a créé une onde de choc dans un pays qui jusqu’alors se présentait comme un Etat stable dans une sous-région instable. L’Extrême-Nord (une des dix régions administratives du Cameroun) est le théâtre de ce conflit à dimension sous-régionale. Le présent rapport s’inscrit dans la série de publications de Crisis Group sur la menace jihadiste dans le Sahel et le bassin du lac Tchad. Il analyse l’effet de Boko Haram sur l’Extrême-Nord ; les facteurs qui ont facilité sa pénétration ; ses stratégies de recrutement, ses alliances et son influence dans le pays. Il évalue aussi les réponses du gouvernement et les répercussions de la guerre sur le pays. Le rapport est fondé sur des recherches documentaires et sur plus de 230 entretiens effectués de janvier à octobre 2016 à Yaoundé et dans dix-sept localités de l’Extrême-Nord. Un analyste de Crisis Group a également suivi les forces de défense camerounaises en mars 2016 et visité les postes avancés de l’opération Alpha et de l’opération Emergence 4 à la frontière avec le Nigéria.

Extrême-Nord : l’histoire d’une région vulnérable

Situé entre le Nord-Est du Nigéria et le Sud-Ouest du Tchad, l’Extrême-Nord est un espace historique de commerce et de transit entre les trois pays. Avec quatre millions d’habitants pour 34 263 kilomètres carrés, cette région sahélienne est la plus densément peuplée du Cameroun. La grande pauvreté en zone rurale, où vivent 85 pour cent de ses habitants, et le changement climatique ont aggravé dans les années 1990 la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dans une région déjà en proie à des tensions communautaires et à des violences récurrentes. Boko Haram a mis en lumière et accentué les problèmes structurels.

L’Extrême-Nord : entre violences et contrebande

L’Extrême-Nord est depuis l’indépendance du Cameroun le théâtre de trafics d’armes, de pétrole et de drogue, et de diverses formes de banditisme violent. Cette insécurité permanente s’inscrit dans la longue histoire des razzias et des guerres précoloniales et coloniales dont cette région a été le terrain, et qui affectent encore les relations entre communautés. Aux tensions communautaires se sont greffés autour des années 1980 le phénomène des coupeurs de route et celui des preneurs d’otages ainsi que des conflits fonciers.

Les premiers conflits postindépendance à l’Extrême-Nord ont été communautaires, entre Kotoko et Arabes Choa ; entre Kotoko et Massa ; entre Massa et Musgum dans le Logone et Chari. Ils ont souvent été déclenchés par les luttes pour l’accès aux ressources, en particulier ceux opposant Kotoko et Arabes Choa.L’insécurité dans la zone a connu un pic dans les années 1990-2010 avec l’arrivée des ex-combattants des guerres civiles au Tchad et en République centrafricaine, qui se sont associés aux bandits locaux et ont formé des groupes de coupeurs de route de l’Est à l’Extrême-Nord. Ce banditisme plus violent et sophistiqué a mis la gendarmerie en difficulté, poussant les autorités à créer en 2001 le Bataillon d’intervention rapide (BIR).Certains coupeurs de route se sont alors mués en preneurs d’otages ou se sont associés aux braconniers.

L’Extrême-Nord se situe au croisement des frontières avec le Nigéria et le Tchad, où les différentiels monétaires et les activités douanières sont importants. C’est une zone historique de trafics de tout genre : carburant frelaté (zoua-zoua), Tramol, cannabis ou chanvre indien (drogue locale), armes, médicaments, véhicules volés et pièces détachées.Des routes de commerce parfois très anciennes côtoient des sentiers de contrebande, générant un dynamisme commercial hors du commun qui va du commerce légal au trafic de produits illégaux en passant par la contrebande de produits légaux.

Dans le département du Logone et Chari, l’un des trafics les plus importants est celui des armes légères et de petit calibre, alimenté depuis le Tchad, la Centrafrique, le Soudan et la Libye. L’Extrême-Nord est à la fois un marché et une zone de transit, d’où le grand nombre d’armes en circulation, comme en attestent les saisies opérées lors des fouilles des quartiers Dougoi à Maroua, et Mawak et Kodogo à Kousseri en 2014.Les autres trafics – drogue, médicaments, voitures volées et pétrole – touchent tous les départements de la région. Le trafic d’essence est plus important dans les localités frontalières du Nigéria, pays où l’essence est subventionnée. Tandis que le Tramol est souvent commercialisé à partir du Nigéria à l’Extrême-Nord, le cannabis, cultivé au Sud du Cameroun, est consommé à l’Extrême-Nord et vendu au Nigéria et dans les pays voisins.

Une région vulnérable à la pénétration de Boko Haram

L’Extrême-Nord du Cameroun présente une grande proximité avec le Nord-Est du Nigéria, sur les plans historique, religieux, socioculturel, linguistique (partage de langues véhiculaires arabe, kanuri et mandara), ethnique et commercial. Les deux régions ne sont pas séparées par une frontière au sens classique, mais partagent une zone frontalière.Des deux côtés, on trouve les mêmes ethnies Kanuri, Glavda, Mandara, Arabes Choa, les mêmes familles et parfois les mêmes villages. La culture islamique leur est aussi commune, d’autant que de nombreux Camerounais étudient dans les écoles coraniques nigérianes. Elles sont enfin liées par une longue histoire, y compris de conquête d’Ousman Dan Fodio venant de Sokoto au dix-huitième siècle, et de poches importantes de résistance à ces conquêtes.Ces éléments ont facilité la pénétration de Boko Haram au Cameroun.

Indicateurs socioéconomiques au plus bas, absence de l’Etat

A l’Extrême-Nord, la pauvreté, la faible scolarisation, la fracture sociale et la faible présence de l’Etat constituent des facteurs de vulnérabilité. Avec 74,3 pour cent de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, contre un taux national de 37,5 pour cent, l’Extrême-Nord est la région la plus pauvre du Cameroun.Les vulnérabilités sont plus accentuées encore dans les zones rurales, notamment les localités frontalières avec le Nigéria, le taux de pauvreté dépassant 80 pour cent dans les arrondissements de Fotokol, Kolofata et le Mayo Moskota, les plus affectés par le conflit avec Boko Haram.Alors que le taux net de scolarisation atteint 84,1 pour cent à l’échelle nationale en 2014, il n’est que de 46 pour cent à l’Extrême-Nord (seulement 20 pour cent dans les arrondissements frontaliers susmentionnés).Les moyennes cachent aussi des différences entre communautés. Les Kanuri ont un niveau de scolarisation particulièrement bas.

L’Etat camerounais est en partie responsable, car pendant longtemps il a délaissé l’Extrême-Nord : faiblesse des investissements publics, du tissu industriel, des infrastructures sanitaires et du réseau routier.Ce n’est que sur le plan sécuritaire que l’Etat s’est investi, notamment en contenant puis en endiguant dans les années 2000 le phénomène des coupeurs de route qui prenait de l’ampleur, sans toutefois détruire les réseaux de contrebande qui s’appuient sur la corruption des douaniers et des forces de sécurité.Avant l’élection présidentielle de 2011, des élites locales ont fourni des cartes d’identité à des milliers de résidants des localités frontalières sans se soucier de leur nationalité, comptant les faire voter pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, le parti au pouvoir), et facilitant ainsi l’acquisition de pièces administratives par des bandits et des membres non camerounais de Boko Haram.

Ces négligences ont créé chez une frange de la population locale un sentiment d’abandon. Il n’est pas partagé par tous, car en dépit de la faible présence de l’Etat, l’Extrême-Nord n’est pas sous-représenté au sein du gouvernement et de la haute administration, le modèle d’équilibre géopolitique permettant une distribution des postes entre les élites des dix régions.Le vice-Premier ministre, le ministre des Finances et le président de l’Assemblée nationale en sont originaires. Mais l’élite est vieillissante : la grande majorité des membres du gouvernement venant de l’Extrême-Nord ont plus de 60 ans, alors que l’âge médian est de dix-huit ans au niveau national. La fracture entre les générations est patente ; les jeunes accusent les plus âgés de « bouffer » l’argent destiné aux plans d’urgence pour la région.

Une tradition islamique soufie soumise à la concurrence

Boko Haram a pu exploiter la présence à l’Extrême-Nord d’un islam « rigoriste » ou « intégriste ».Musulmans et chrétiens constituent chacun environ deux cinquièmes de la population, et les animistes un cinquième.Cette moyenne dissimule des aires de concentration musulmane, comme Maroua et les localités frontalières au Nigéria telles que Fotokol, Amchidé, Kerawa et Ashigashia.

L’islam au Cameroun, syncrétique et issu du soufisme, est considéré comme « tolérant ».Toutefois, des courants fondamentalistes se sont implantés depuis les années 1980. A l’Extrême-Nord, la tijaniyya (confrérie soufie) majoritaire est concurrencée à la fois par un sunnisme syncrétique, historiquement proche des pouvoirs politiques, considéré comme modéré et dominé par le rite malékite, et par une version rigoriste ou intégriste du sunnisme inspirée par le wahhabisme et le salafisme, portée par des prédicateurs et diffusées via des CD et cassettes vendus sur les marchés ou circulant par Bluetooth, Facebook ou WhatsApp.Bien que les courants rigoristes soient faibles à l’Extrême-Nord, ils sont prégnants dans les localités frontalières précitées ainsi qu’à Maroua.

Cette diffusion du rigorisme doit aussi au mouvement Ahali Suna, qui s’est attelé dans les années 2000 à la propagation d’une interprétation littérale du Coran à Yaoundé et à l’Extrême-Nord.L’islam du Nord-Est nigérian, que de nombreux musulmans camerounais considèrent comme une Mecque toute proche, a une forte influence à l’Extrême-Nord : la tijaniyya locale demeure sous l’influence des confréries soufies de Yola (capitale de l’Etat de l’Adamawa au Nigéria), tandis que d’autres branches du sunnisme sont sous l’influence des grands modibo (marabouts) de Maiduguri.Les modibo nigérians ont toujours circulé dans le grand Nord du Cameroun et en 2014, on voyait encore leurs portraits dans les cars de brousse à travers la région.

Le délaissement de l’Etat aidant, les vulnérabilités socioéconomiques sont apparues : pauvreté aigüe, faible scolarisation, fracture sociale et générationnelle.

Certains jeunes ayant étudié au Nigéria, Soudan ou au Moyen-Orient entrent en conflit avec les vieux imams qu’ils surclassent dans leur connaissance du Coran et de la langue arabe. Ils accusent l’ancienne génération de pratiquer un islam teinté de traditions locales et d’innovations et réclament des responsabilités dans les mosquées importantes.Ces clivages comportent une base sociale. En effet, pour nombre de ces jeunes, les postes d’imams sont souvent la seule voie d’insertion sociale, car leurs diplômes islamiques ne sont pas reconnus par l’Etat. Cela génère des frustrations, les poussant à créer leurs propres mosquées et à plus de radicalité dans leurs prêches.

Bien avant les attaques de Boko Haram, l’Extrême-Nord, en proie à des contrebandes et au banditisme, était déjà une préoccupation sécuritaire pour l’Etat camerounais. Les affrontements communautaires, souvent sur la base d’anciennes rivalités ethniques et luttes précoloniales, et l’instabilité du Tchad et de la Centrafrique voisins ont alimenté les circuits de contrebandes et accentué cette insécurité. Le délaissement de l’Etat aidant, les vulnérabilités socioéconomiques sont apparues : pauvreté aigüe, faible scolarisation, fracture sociale et générationnelle. L’économie régionale a ensuite été paralysée au début du conflit, favorisant le recrutement de milliers de jeunes par Boko Haram.

La pénétration de Boko Haram à l’Extrême-Nord L’implantation de Boko Haram

Si des groupes jihadistes nigérians ont pu exercer une petite influence à l’Extrême-Nord dès 2004, Boko Haram ne s’y est implanté qu’à partir de 2009. A partir de 2014, le mouvement jihadiste a attaqué de façon frontale le Cameroun, à mesure que le gouvernement démantelait ses réseaux et ses cellules.

2004-2013 : des premières traces à l’implantation

Les premières traces de Boko Haram au Cameroun remontent au moins à 2009.Sa présence avant cette date demeure discutée et est surtout évoquée du côté nigérian.En septembre 2004, à la suite des affrontements contre la police nigériane à Bama et Gwoza, plusieurs futurs membres de Boko Haram auraient fui et trouvé refuge dans la partie camerounaise des monts Mandara, notamment à Gossi et dans le Mayo Moskota.Selon la Sécurité d’Etat nigériane, l’intérêt de Boko Haram pour le Cameroun remonterait à 2006. Khaled al-Barnawi – qui dirigera par la suite le groupe jihadiste Ansaru, né en 2012 d’une scission de Boko Haram – aurait dès lors recruté des Camerounais au sein des Talibans du Nigéria et constitué en 2007 le premier réseau logistique de la secte.En 2009, à la suite des premiers affrontements massifs entre les partisans de Boko Haram et les forces nigérianes dans l’Etat du Borno, qui ont fait 800 morts dans les rangs du groupe, dont son fondateur Mohammed Youssouf, des rescapés ont séjourné ou transité par l’Extrême-Nord.

A cette période, Boko Haram ne menait probablement pas d’activités de prosélytisme ni de recrutement dans les localités frontalières de l’Extrême-Nord qui constituaient principalement une zone de repli. Mais les services nigérians affirmaient déjà que le pays servait de base arrière au groupe et avaient alerté les autorités camerounaises.

Les premiers prêches d’imams liés à Boko Haram dans les mosquées à l’Extrême-Nord datent de 2010 et les premiers recrutements, par quelques salafistes locaux séduits par Boko Haram, sont attestés en 2011. Mahamat Abacar Saley prêchait ainsi dans les mosquées de l’arrondissement de Goulfey. Il recrutera plus tard huit jeunes radicalisés et deviendra l’émir de Boko Haram dans la zone d’Afadé.La présence de recruteurs et logisticiens du groupe dans le Mayo Tsanaga est avérée à partir de 2011.Le prosélytisme du groupe s’est d’abord appuyé sur la diffusion des prêches de Mohammed Youssouf, sur des prêches d’imams locaux sympathisants de la secte, et sur la circulation de ses prêcheurs le long de la frontière.

Des Camerounais revenus de leurs études au Nigéria et au Soudan ont également joué un rôle, certains s’étant radicalisés à l’étranger.A Kerawa et Ganse, le prosélytisme a surtout été le fait des jeunes revenus de Bama au Nigéria, qui lors des rencontres éducatives invitaient leurs amis à rejeter l’école occidentale, la Constitution et l’Etat.Durant la même période, des prédicateurs nigérians liés à Boko Haram se déplaçaient dans le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga lors des cérémonies de baptême et certains parents leur confiaient leurs enfants.

En 2012, des dizaines de milliers de réfugiés nigérians sont arrivés à Zlevet, Kolofata et Fotokol. Des réfugiés ont séjourné à Kerawa jusqu’à ce qu’en 2014, leur volonté d’imposer leurs idées à la population locale provoque un affrontement, et que des caches d’armes soient découvertes.Selon des sources locales, des sympathisants de Boko Haram se trouvaient parmi eux. A Kolofata, certains réfugiés étaient des recruteurs, qui s’infiltraient dans les causeries de jeunes et proposaient aux plus vulnérables d’approfondir la science islamique au Nigéria.

En 2012 ont débuté les incursions des combattants venus du Nigéria et la création de cellules à l’Extrême-Nord. Les autorités traitaient le phénomène comme du banditisme, bien que des habitants de Goulfey et de Kousseri leur aient signalé qu’il s’agissait de Boko Haram.C’est aussi en 2012 que le groupe a exigé, via des tracts envoyés aux autorités et aux populations à Amchidé, Fotokol et Kousseri, la fermeture des bars et l’application de la Charia, et menacé des commerçants et transporteurs de représailles s’ils ne contribuaient pas financièrement au jihad.

Boko Haram a donc constitué l’essentiel de son réseau logistique à l’Extrême-Nord entre 2010 et 2014, en s’appuyant notamment sur d’anciens contrebandiers et trafiquants, des commerçants et transporteurs auxquels étaient proposées des sommes importantes pour servir de logisticiens ou ravitailleurs.Kousseri, le chef-lieu du département du Logone et Chari, était la principale base logistique : logisticiens, caches d’armes, change d’argent, fabrication de fausses pièces d’identité et impression de matériel de propagande.Le Mayo Sava, proche des fiefs de Boko Haram dans le Borno, était le plus important foyer de recrutement entre 2012 et 2014.La fourniture en carburant et denrées alimentaires avait lieu dans le Mayo Tsanaga et le Diamaré. Boko Haram utilisait aussi les monts Mandara comme espace de repli et couloirs d’approvisionnements en denrées et carburant.

2014-2016 : un conflit ouvert

Depuis mars 2014, l’Extrême-Nord est le théâtre d’une guerre ouverte. Boko Haram a mobilisé au cours d’une quinzaine de batailles des centaines de combattants, des véhicules blindés et des 4 x 4 équipés d’armes lourdes. Après une phase conventionnelle de mars 2014 à juin 2015, le groupe a privilégié la pause d’engins explosifs improvisés (IEDs) puis les attentats-suicides, dont la fréquence a diminué après un pic début 2016.

Les soldats camerounais font face à un ennemi aux tactiques multiples : partant à l’assaut à mille ou à dix, employant un large éventail de modes opératoires et ciblant parfois simultanément des villes dans différents départements. Depuis juillet 2015, le groupe armé, apparemment affaibli ou ayant perdu sa capacité à mener une guerre frontale, combine embuscades et coups de main contre des postes militaires, opérations de pillage et représailles contre les comités de vigilance, les collaborateurs de l’armée ou de l’Etat. Il multiplie aussi les attentats-suicides.Boko Haram a d’abord commis des massacres de masse dans les localités identifiées comme collaborant avec le gouvernement, évitant d’attaquer celles où il avait une base. Mais à mesure des déconvenues et du ralliement des populations aux forces camerounaises, les attaques sont devenues indiscriminées.

Le premier affrontement date du 2 mars 2014 : un militaire camerounais et six membres de Boko Haram ont été tués à Wouri-Maro près de Fotokol.Sous la pression du Nigéria et face à des incursions le long de la frontière, le Cameroun a commencé à démanteler les caches d’armes de Boko Haram, ce qui a poussé le mouvement jihadiste, qui initialement n’avait probablement pas d’agenda politique et de projet d’expansion territoriale au Cameroun, à durcir sa position.Boko Haram a alors multiplié des attaques contre les localités frontalières, tout en demandant à la population, dans des tracts, de ne pas coopérer avec l’armée.L’attaque spectaculaire du camp de l’entreprise chinoise Sinohydro à Waza en mai 2014 a finalement poussé le Cameroun à déclarer la guerre à Boko Haram et à déployer un premier renfort de 700 soldats du BIR à l’Extrême-Nord.En juillet 2014, l’enlèvement de l’épouse du vice-Premier ministre, des membres de sa famille et du maire de la ville de Kolofata a conduit au déploiement de 3 000 soldats additionnels.

Depuis mars 2014, le conflit a fait au moins 125 morts et plus de 200 blessés au sein des forces de sécurité et au moins 1 400 morts parmi les civils. Boko Haram aurait enlevé plus de 1 000 personnes, dont une majorité de femmes et de filles, au cours de plus d’une centaine d’attaques : certaines ont été utilisées pour commettre des attentats-suicides, d’autres ont été mariées de force aux membres du groupe.Les forces de défense estiment avoir tué environ 2 000 et arrêté au moins 970 mem- bres présumés du groupe.

Les localités limitrophes des villes nigérianes contrôlées par Boko Haram et des îles du lac Tchad sont les plus touchées par les attaques du groupe jihadiste. Certaines villes nigérianes contrôlées par Boko Haram comme Banki, Dilbe, Bama, Gambaru, Ngoshi faisaient partie du Cameroun à l’époque coloniale et même après l’indépendance.Amchidé et Fotokol, villes commerciales importantes attaquées pour leur situation géographique qui pouvait conférer à Boko Haram un avantage opérationnel, ont été détruites et vidées des trois quarts de leurs habitants, tués ou déplacés.En 2014, Boko Haram cherchait clairement à prendre le contrôle de villes pour les rattacher au califat proclamé au Nigéria, et a même hissé son drapeau à Kerawa, Ashigashia et Balochi, sans les contrôler plus d’une journée.

Les attaques ont porté sur les zones majoritairement musulmanes. Des chrétiens, nombreux dans l’Extrême-Nord, ont été ciblés en 2014 et 2015 : lors du massacre de Fotokol en février 2015, les insurgés disaient chercher les chrétiens, et des incendies d’églises ont eu lieu dans le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga.Mais ces cas sont limités par rapport au nombre de mosquées brûlées, d’imams et de fidèles musulmans tués au nom de la lutte contre les faux musulmans.

Les lieux ciblés évoluent avec les saisons. Si en saison sèche (novembre à mai), le département du Logone et Chari (en particulier les îles du lac Tchad, Fotokol et Dabanga) est le plus attaqué en raison de l’assèchement des rivières, en saison des pluies (juin à octobre) le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga sont ciblés. La saison des pluies donne aussi l’occasion à Boko Haram de renforcer ses bases et camps d’en-trainement aux frontières du Logone et Chari et de s’installer pour recruter dans des îles camerounaises du Lac Tchad, à l’accès difficile. Boko Haram profite de la montée des eaux pour faire passer des armes par les îles de Tchol, Goulfey et Darak ou les micro-îles inondables du lac, non répertoriées.

Lorsqu’il s’agissait des batailles (offensives importantes pouvant se dérouler sur un ou deux jours et visant à conquérir une base militaire ou une localité stratégique), Boko Haram mobilisait 250 à 800 combattants et dans quelques cas un millier, majoritairement des Nigérians, suivis de Camerounais et de Tchadiens. Des Maghrébins ont été tués durant des assauts contre les positions du BIR à Fotokol et de la Brigade d’infanterie motorisée à Ashigashia.Les chefs opérationnels portaient des gilets pare-balles et utilisaient des talkies walkies. Le premier assaut était donné par les combattants expérimentés (armés de RPG, mitrailleuses et AK 47) disposant de véhicules blindés, de véhicules 4 × 4 et de pick-up armés de mitrailleuses, le plus souvent conduits par des Tchadiens. Suivait l’attaque de centaines de « crieurs » (jeunes combattants criant Allahu Akbar armés d’AK47) à moto ou à pied.

S’agissant des attaques régulières, celles ciblant l’armée étaient conventionnelles et mobilisaient 50 à 200 insurgés, celles contre les villages en mobilisaient entre cinq et 50. Elles se sont souvent accompagnées d’enlèvements. De janvier 2014 à septembre 2016, sur environ 565 incursions de Boko Haram au Cameroun (dont 464 attaques et enlèvements identifiés par Crisis Group), l’armée a été ciblée 71 fois (dont 43 attaques conventionnelles).

Boko Haram a commencé à poser des IEDs lorsqu’il a subi des défaites et ressenti le besoin de contrer la mobilité et la vitesse avec laquelle réagissaient les forces de défense en cas d’attaque.Depuis octobre 2014, 37 IEDs ont été désarmés par l’armée à l’Extrême-Nord, 24 ont explosé au passage de véhicules militaires et deux ont tué des civils.Les attentats-suicides ont obéi aux mêmes constantes que les attaques régulières et ont majoritairement ciblé les localités frontalières, les marchés et les mosquées, tuant essentiellement des civils. Aucun attentat n’a touché une église. Ils ont été particulièrement nombreux en janvier et février 2016. Perpétrés en majorité par des jeunes filles, ils ont fait au moins 290 morts et plus de 800 blessés de juillet 2015 à octobre 2016.

Recrutement et financements de Boko Haram Le recrutement

Depuis 2011 au moins, entre 3 500 et 4 000 Camerounais, très majoritairement des hommes, auraient rejoint Boko Haram comme combattants, marabouts et logisticiens. Davantage auraient été sympathisants du groupe, surtout au plus fort du conflit. Peu ont néanmoins atteint les sphères dirigeantes.

Les Camerounais de Boko Haram sont très majoritairement de jeunes hommes, peu ou pas scolarisés et issus de familles pauvres. On y retrouve cependant des fils d’imams et de chefs traditionnels, des jeunes scolarisés jusqu’au lycée et des enfants de commerçants nantis.Boko Haram a utilisé l’incitation socioéconomique, l’idéo-logie et la religion, la contrainte et/ou la persuasion. Dans quelques cas, le goût de l’aventure et la vengeance personnelle ont joué un rôle. Certaines personnes signalent également la présence de femmes ayant rejoint volontairement le mouvement et agissant dans la logistique et le renseignement. Il s’agirait souvent de femmes et sœurs de jihadistes ou de femmes en quête d’ascension sociale.

Les recrutements les plus importants se sont déroulés entre 2013 et 2014. Les recrutements, bien que concentrés dans les zones frontalières et les trois départements les plus touchés, ont aussi concerné Maroua et probablement des villes plus au sud comme la capitale Yaoundé, ou Bertoua et Foumban où des agents recruteurs de Boko Haram se seraient déplacés.

Boko Haram a exploité les vulnérabilités locales susmentionnées. A des jeunes désœuvrés en quête d’identité, il a fourni un travail rémunéré, légitimé par la religion, et fait miroiter une ascension sociale. Il a su exploiter les conflits générationnels, montant les enfants contre les parents.Les affinités ethniques transnationales ont joué un rôle important. La mémoire des empires du Kanem-Bornou ou du Wandala demeure très forte dans la région et constitue un terreau fertile pour faire prospérer des idéologies anti-occidentales. Dans plusieurs localités, Boko Haram a recruté parmi les communautés kanuri en passant par les liens existant entre les familles et les groupes de pairs.Toutefois, les recherches de Crisis Group n’ont pas relevé un élément ethnique fort dans les choix stratégiques de Boko Haram.

Une fois recrutés, ils sont (re)endoctrinés, drogués au Tramol, et plutôt payés en fonction du succès des opérations.

La grande majorité des recrues camerounaises ont rejoint la secte pour des raisons socioéconomiques. Boko Haram leur offre une moto, une prime de recrutement (entre 300 et 2 000 dollars) et promet un salaire (entre 100 et 400 dollars) pendant les premiers mois, en plus d’une importante somme d’argent à la famille du combattant en cas de décès au combat. Une fois recrutés, ils sont (re)endoctrinés, drogués au Tramol, et plutôt payés en fonction du succès des opérations. Les promesses financières sont accompagnées de promesses sociales. Pour la majorité des jeunes hommes de la zone, le mariage est une condition sine qua non de la réussite sociale, et Boko Haram a souvent pourvu des épouses à ses combattants en enlevant des centaines de jeunes filles.

Les recrutements idéologiques ont commencé en 2011 et parmi les étudiants camerounais au Nigéria ou parmi les Kanuri, Arabes Choa et Mandara au Cameroun.D’après les témoignages d’agents des forces de sécurité ayant interrogé les membres de Boko Haram, ceux qui ont été recrutés sur des bases idéologiques sont extrêmement radicalisés et vouent presque un culte à Aboubakar Shekau, le chef supposé de Boko Haram. Des membres arrêtés il y a deux ans continuent de croire aux idéaux de la secte, qui mêlent radicalisme religieux (salafisme jihadiste, takfirisme et kadjirisme) et anti-occidentalisme.En proposant un califat, Boko Haram instrumentalise la mémoire de l’ancien royaume du Kanem-Bornou.Si la majorité des radicalisés ont été recrutés au tout début (2011), une autre vague de jeunes a rejoint le groupe une fois le califat proclamé en 2014, pensant que Boko Haram allait gagner la guerre.

Le troisième groupe est constitué des personnes enlevées ou enrôlées de force à partir de 2012. D’autres individus ont été indirectement contraints de rejoindre Boko Haram, sous la pression d’amis radicalisés, ou ont fait ce choix dans le contexte de soupçons pesant sur eux, ou encore en réaction aux abus de l’armée et à l’indiffé-rence des autorités. D’autres ont rejoint la secte après avoir perdu leurs moyens de subsistance, comme les chauffeurs de taxis-motos empêchés d’exercer leur activité, ou des personnes qui dépendaient du commerce transfrontalier.

Sur le plan ethnique, ce recrutement, d’abord majoritairement kanuri, s’est diversifié : des ethnies islamisées comme les Arabes Choa, Mandara, Kotoko et Haoussa, aux ethnies kirdi (largement non musulmanes) comme les Maffa, Mada et Kapsiki. La part importante des Kanuri s’explique davantage par leurs vulnérabilités multiples (tradition d’islam rigoriste, que Boko Haram a su exploiter, pauvreté et faible scolarisation) et leurs liens avec le Nord-Est nigérian (proximité de la frontière, liens d’éducation coranique et de commerce) que par une éventuelle rébellion de ceux-ci ou leur désir supposé de retrouver un empire d’antan.

Au fond, les raisons qui poussent à rejoindre le groupe sont diverses. Il n’y a pas de modèle simple pour expliquer l’affiliation à Boko Haram au Cameroun ou pour prévenir les adhésions. Contrairement aux autres pays en conflits avec les groupes jihadistes, au Cameroun, malgré la faible présence de l’Etat à l’Extrême-Nord, les populations ne contestent pas sa légitimité. Cette légitimité est aussi renforcée par l’alliance entre le régime Biya et les chefs traditionnels qui demeurent influents auprès de ces populations. Ainsi, le discours antiétatique, fort au nord-est du Nigéria, ne raisonne que très faiblement à l’Extrême-Nord. Sans cette singularité, Boko Haram aurait probablement davantage recruté à l’Extrême-Nord.

Les sources de financement

Le paiement des rançons pour la libération des otages, surtout étrangers, constitue l’une des principales sources de financement. Ce type de financement reste cependant l’objet de controverses, les autorités concernées niant généralement avoir versé des rançons aux mouvements armés. Le 19 février 2013, sept Français dont un salarié de GDF-Suez, Tanguy Moulin-Fournier, étaient enlevés dans le parc de Waza (Logone et Chari) ; le 13 novembre 2013, un prêtre français était enlevé à Nguetchewe (Mayo Tsanaga); le 19 avril 2014, deux prêtres italiens et une sœur canadienne étaient enlevés à Tchere (Diamaré) ; en mai 2014, dix ouvriers chinois étaient enlevés à Waza ; et en juillet 2014, l’épouse du vice-Premier ministre et seize de ses proches (tous camerounais) étaient enlevés à Kolofata (Mayo Sava).

La famille Moulin-Fournier a été libérée en novembre 2013 en échange de 5 à 7 millions de dollars selon des sources camerounaises et 3,15 millions de dollars selon des sources nigérianes ainsi que de la libération de seize membres de Boko Haram détenus au Cameroun, dont des logisticiens déjà jugés et condamnés.De même, la libération du père Vandenbeusch le 31 décembre 2013 aurait donné lieu au versement d’une rançon et à la libération de membres de Boko Haram, dont l’important logisticien Djida Umar.Des intermédiaires camerounais seraient intervenus pour la libération des prêtres italiens et de la religieuse canadienne le 29 mai 2014.

La libération de 27 otages (dix Chinois et dix-sept proches du vice-Premier ministre, tous camerounais) le 10 octobre 2014 aurait été la plus coûteuse. La préciosité des otages était telle que Boko Haram aurait obtenu le versement de 3,2 milliards de francs CFA (5,7 millions de dollars) – 1,5 milliard (2,6 millions de dollars) pour les Chinois et 1,7 (3,1 millions de dollars) pour la famille du vice-Premier ministre – et la libération de 31 de ses membres dont des cadres comme Abakar Ali.

C’est durant ces négociations qu’il y a eu l’unique contact à but humanitaire entre Boko Haram et l’armée camerounaise, pour la restitution des corps de militaires. Le groupe a expliqué aux négociateurs que Shekau avait attaqué la résidence du vice-Premier ministre pour se venger des promesses non tenues sur la libération de prisonniers.Pendant les négociations, un député camerounais jouant le rôle d’intermédiaire a été convoyé à Sambissa, au Nigéria, où il s’est entretenu avec Shekau.Le lamido de Kolofata et d’anciens otages affirment qu’ils étaient détenus par l’un des bastions les plus puissants de Boko Haram à Sambissa, commandé par Habib Mohammed Youssouf, le fils de Mohammed Youssouf selon le BIR.En tout, au moins 45 hommes de Boko Haram ont été libérés en échange de 38 otages étrangers et camerounais enlevés en 2013 et 2014. Le montant total des rançons est estimé à au moins 11 millions de dollars.Des personnalités de l’Extrême-Nord (membre du gouvernement, députés et chefs traditionnels) ont joué des rôles d’intermédiaires et mis leurs réseaux à contribution lors des négociations.

Boko Haram s’est aussi financé au Cameroun par le vol de bétail et sa vente dans des marchés à l’Extrême-Nord et au Nigéria.Le groupe a volé au moins 12 000 têtes de bétail, d’une valeur approximative de 2 milliards de francs CFA (3,4 millions de dollars), et des milliers de petits ruminants à l’Extrême-Nord depuis 2013.Il s’est aussi enrichi en extorquant de l’argent aux commerçants sur place et sur les routes vers le Nigéria, ou en demandant des contributions financières pour le jihad.Enfin, il est parvenu à s’implanter à l’Extrême-Nord en nouant des alliances avec des blamas (chefs de quartiers) et des lawans (chefs de deuxième degré), des commerçants et des transporteurs, des contrebandiers et d’anciens coupeurs de route, et en établissant un directoire pour le Cameroun.

A l’Extrême-Nord, Boko Haram a été, selon l’endroit et la période, un mouvement sectaire rejetant l’Etat, un mouvement insurrectionnel d’inspiration religieuse, un groupe criminel particulièrement violent, mais surtout une entreprise s’appuyant sur des tactiques terroristes. Il semble avoir perdu aujourd’hui son attractivité auprès des jeunes. Ses défaites et les tueries indiscriminées qu’il a commises ont convaincu le plus grand nombre, y compris les tenants d’un islam intégriste, qu’il n’incarnait ni l’islam authentique, ni une alternative d’organisation politique et sociale. Le mouvement a ainsi perdu nombre de sympathisants dans les localités frontalières. Il a aussi été affaibli par le démantèlement de ses caches d’armes et de plusieurs filières d’approvisionnement.

Les autorités camerounaises estimaient en juin 2016 que moins de 1 000 Camerounais demeuraient membres actifs de Boko Haram.Depuis juillet 2015, le groupe n’a plus exercé de contrôle territorial ou mené d’attaques impliquant des centaines de combattants dans le pays, mais il garde des réseaux d’alliances et des complicités et continue de mener des attentats-suicides et des attaques par groupe de dix à 50 insurgés contre les populations et les postes militaires dans la partie camerounaise du lac Tchad et les départements du Mayo Sava et du Mayo Tsanaga.

Les conséquences de Boko Haram Conséquences politiques et sécuritaires

Les tensions entre élites politiques régionales ont marqué l’histoire du Cameroun. Dans une certaine mesure, ce conflit a exposé ces tensions à l’Extrême-Nord. Le RDPC et son allié, l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), dominent dans la région. La guerre contre Boko Haram a ainsi renforcé la popularité du président Paul Biya. En dépit de la faiblesse des mesures socioéconomiques mises en œuvre et du fait que Biya n’ait pas visité l’Extrême-Nord depuis le début du conflit, de nombreux habitants apprécient l’attention nouvelle de l’Etat pour leur région.La guerre a aussi renforcé les rivalités entre personnalités politiques locales, comme en témoignent l’acrimonie entre le vice-Premier ministre Amadou Ali et le président de l’Assemblée nationale Cavaye Jibril, et les déchirements au sein du RDPC lors du renouvellement de ses organes de base en octobre 2015.

A l’échelle nationale et internationale, cette guerre a renforcé le président. Malgré les critiques, beaucoup de Camerounais pensent que Biya a fait face à Boko Haram de manière adéquate.Il a aussi gagné en crédibilité dans les cercles diplomatiques, en particulier français, par son implication personnelle dans les dossiers de libération d’otages français.Parallèlement, des campagnes de médias privés bénéficiant de la bienveillance et du soutien financier de proches du chef de l’Etat ont accentué le sentiment antifrançais préexistant.

La guerre a eu peu d’influence sur les perceptions Nord-Sud au Cameroun, même si au départ des observateurs au Sud pensaient qu’il s’agissait d’une rébellion des nordistes.Le Nord-Cameroun n’a pas perdu en représentativité au sein du gouvernement ni dans la haute administration. Mais chez les fonctionnaires, l’idée que l’Extrême-Nord est une région d’affectation à éviter s’est renforcée.

L’armée est le grand gagnant de la guerre, malgré les pertes subies. Elle a obtenu le soutien de nombreux Camerounais, qui la connaissaient pour son rôle dans la répression des revendications démocratiques des années 1990 et des évènements de février 2008, et ont pour la première fois constaté son efficacité et son utilité.L’armée a aussi gagné en crédibilité auprès des acteurs internationaux, qui apprécient la coopération avec leurs confrères camerounais.

Malgré ces retombées bénéfiques pour le président et l’armée, l’attrait pour Boko Haram à l’Extrême-Nord révèle une crise plus profonde. Le dynamisme de la région, composée en majorité de jeunes aux perspectives économiques limitées, dépend fortement de la capitale. Or les liens avec cette dernière, ainsi qu’avec la partie sud « productive » du pays, sont perçus comme l’apanage d’une élite gérontocratique de plus en plus contestée, sur les plans politique, religieux, et social.

Conséquences économiques

La lutte contre Boko Haram obère les objectifs de développement du Cameroun.Le Fonds monétaire international (FMI) évalue l’impact budgétaire de l’augmen-tation des dépenses de sécurité aux alentours de 1 à 2 pour cent du produit intérieur brut (PIB) de 2014 à 2015, soit 189 à 378 milliards de francs CFA (320 à 640 millions de dollars).Mais l’impact économique global est plus important.

Le conflit a délité le tissu économique à l’Extrême-Nord et appauvri ou poussé à la faillite des dizaines de milliers de commerçants qui dépendaient des échanges avec le Nigéria. Certains ont pris la direction de N’Djaména en raison de l’insécurité et de la fermeture de la frontière avec le Nigéria.La ville de Kousseri, qui autrefois était le deuxième contributeur aux recettes douanières camerounaises (non liées au pétrole) après Douala, a été sévèrement affectée, de même que les postes de douanes importants comme Limani, Fotokol, Blamé, Blangoua et Dabanga, qui sont actuellement fermés.

Le conflit et ses conséquences (destructions d’écoles, d’hôpitaux, de bâtiments administratifs et parfois de villages entiers, vols de bétail, coup d’arrêt au tourisme) ont entrainé la paralysie de l’économie locale, qui ne contribue plus au PIB qu’à hauteur de 5 pour cent, contre 7,3 avant le conflit.Le manque à gagner au niveau national (coût économique indirect) représente environ 740 millions de dollars par an, soit 2,2 milliards de dollars depuis 2014.

Conséquences sociales et communautaires

Sur le plan communautaire, ce conflit a entrainé une stigmatisation des Kanuri, l’ethnie la plus représentée au sein de Boko Haram, sans pour autant générer des violences contre eux. Les Kanuri ont été harcelés par les forces de sécurité, souvent à la suite de dénonciations fantaisistes.Les habitants de Kousseri ont donné à des déplacés kanuri fuyant les violences le surnom de « Boko Haram » et refusé de leur louer des maisons.A la prison de Maroua, les détenus kanuri subissent la méfiance des autres détenus et le harcèlement des forces de sécurité.Les femmes kanuri, suspectées d’être des kamikazes, sont particulièrement surveillées.

La situation des femmes en général est préoccupante : celles qui parviennent à s’échapper de Boko Haram sont souvent rejetées par leur société d’origine.Par contre, alors que le risque était élevé, la guerre contre Boko Haram n’a pas eu d’influ-ence significative sur les relations entre chrétiens et musulmans.De même, en dehors des tensions entre Kanuri et Arabes Choa dans le Logone et Chari, les violences de Boko Haram ont généré peu de tensions intercommunautaires.

On recense actuellement au Cameroun plus de 155 000 déplacés internes et 73 000 réfugiés nigérians liés au conflit avec Boko Haram.L’arrivée des déplacés a créé des tensions avec les familles d’accueil, qui pour la plupart avaient aussi besoin d’assistance, mais elles ont baissé depuis le déploiement des ONGs humanitaires.Quant aux réfugiés nigérians, en 2014 et 2015, le Cameroun en a expulsé plus de 40 000 dont la majorité de force et souvent dans des conditions ne respectant pas le droit international, ce qui a suscité le mécontentement des autorités nigérianes, en particulier en août 2015.Préoccupée, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a ébauché un accord tripartite Cameroun-HCR-Nigéria pour faciliter le retour de réfugiés volontaires. Il n’a pas encore été signé, mais depuis 2016 les rapatriements forcés ont cessé.Les 73 000 réfugiés restants résident au camp de Minawao (59 000) et dans les communautés hôtes où leur présence ne pose pas de problème particulier.

Les réponses face à Boko Haram La réponse sécuritaire du gouvernement

Face à Boko Haram, le gouvernement a d’abord adopté une stratégie de déni. Par laxisme et à cause des tensions historiques avec son voisin, mais aussi pour éviter d’être pris pour cible par le groupe jihadiste, il a préféré, jusqu’en 2013, ne pas se mêler d’un problème perçu comme interne au Nigéria.Mais face à la posture plus agressive du mouvement, il a pris des mesures sécuritaires relativement efficaces. Cette réponse s’articule autour de l’opération Alpha conduite par le BIR (BIR-Alpha) et l’opération Emergence 4, conduite par la quatrième région militaire interarmées (RMIA4, l’armée régulière).A cela s’est ajoutée l’opération bilatérale Logone, menée en 2015 par les forces armées camerounaises et tchadiennes. Le dispositif sécuritaire a été complété par la mise en place du secteur camerounais de la Force multinationale mixte (FMM) en octobre 2015.

La réponse du Cameroun sur le plan sécuritaire a souffert de lacunes initiales, coûteuses en vies pour les soldats : sous-équipement (gilets pare-balles non appropriés, armes non fonctionnelles, manque de lunettes de vision nocturne), matériels anciens et défaillants, dysfonctionnements de la chaîne logistique.Le manque d’effectifs et le faible niveau opérationnel de l’armée ont causé d’importants problèmes de rotation au sein d’Emergence 4 : en 2014 et 2015, des soldats ont parfois passé neuf mois sans relève dans des postes avancés comme Mabass, Ldamang et Tourou. La chaîne de commandement était aussi problématique : au départ, Emergence 4 et le BIR-Alpha coopéraient peu.

De même, il y a eu au départ un manque notable de coopération avec les populations, accentué par les bavures de l’armée et le fait que la majorité des soldats dép-loyés, originaires du Sud, ne comprenaient pas les langues locales. Les capacités de renseignement humain et électronique étaient des plus limitées.Selon Amnesty International, un grand nombre de bavures et de violations de droits humains ont été commises par l’armée contre les populations de l’Extrême-Nord.Le gouvernement dément et souligne que des sanctions sont prises contre « les brebis galeuses ».Crisis Group a observé des bavures des forces de sécurité dans la région, mais aussi un degré élevé de soutien à l’armée.

Le respect des droits humains est un enjeu majeur car la multiplication des abus à l’Extrême-Nord pourrait pousser une partie des jeunes, se retrouvant entre le marteau de Boko Haram et l’enclume de l’armée, à rejoindre le groupe jihadiste.

Les sanctions prises restent toutefois insuffisantes, face à l’ampleur des cas recensés par Amnesty International. De plus, la réponse gouvernementale se limite jusqu’à présent aux sanctions, et ne comporte pas d’excuses officielles ou de mesures matérielles compensatoires aux victimes ou à leurs familles qui pourraient renforcer la cohésion sociale. Le respect des droits humains est un enjeu majeur car la multiplication des abus à l’Extrême-Nord pourrait pousser une partie des jeunes, se retrouvant entre le marteau de Boko Haram et l’enclume de l’armée, à rejoindre le groupe jihadiste. Cela risque aussi de mettre en péril la coopération militaire entre le Cameroun et les pays occidentaux ; ce fut le cas pour le Nigéria, dont l’armée a commis d’importantes violations des droits humains.

Le Cameroun a su se rattraper de manière relativement efficace. En 2013 et 2014, des petits renforts ont été envoyés sur la zone frontalière : 700 soldats supplémentaires ont été déployés en juin 2014, et 2 000 en août. Le BIR-Alpha a été créé en 2014 et l’opération Emergence 3, devenue plus tard Emergence 4, activée la même année. En août 2014, le gouvernement a procédé à une réorganisation militaire, en faisant de l’Extrême-Nord la quatrième région militaire interarmées et la quatrième région de gendarmerie (RG4). Les généraux en poste ont été remplacés par des colonels originaires de la zone, une légion de gendarmerie a été spécifiquement créée à Kousseri, plusieurs brigades d’infanterie motorisées ont été activées et le quartier général de la 41ème Brigade d’infanterie motorisée (BRIM) a été transféré de Maroua à Kousseri.

L’armée a aussi renforcé ses équipements, et la coopération s’est nettement améliorée entre Emergence 4 et le BIR-Alpha. Elle a multiplié les interventions en faveur des populations, comme la distribution de médicaments ou de vivres, des consultations médicales et des travaux routiers. Les renseignements ont progressé, en partie grâce à l’achat de drones tactiques et d’un avion de surveillance Cessna, et à une meilleure coopération avec leurs homologues nigérians.Même la communication de l’armée a été modernisée : le ministère de la Défense a organisé 24 visites de journalistes sur le front, ce qui explique en partie la popularité actuelle de l’armée dans les médias camerounais.

Le Cameroun dispose maintenant d’environ 8 500 militaires à l’Extrême-Nord (le septième des effectifs des forces de défense).Cependant, des lacunes persistent dans la réponse militaire. La prise en charge des troupes demeure insuffisante. Emergence 4 demeure en sous-effectif, ce qui entraine des difficultés de rotations.Les bavures continuent, bien que probablement moindres. Des soldats d’Emergence 4 ont vu leur avancement en grade de facto gelé, ne pouvant suivre les cursus nécessaires, tandis que d’autres restés à Yaoundé étaient promus.Depuis la mise en place de la FMM, Alpha et Emergence 4 ont pu mener officiellement des opérations au Nigéria contre Boko Haram, en collaboration avec les troupes nigérianes. Les opérations du BIR-Alpha au Nigéria sont baptisées Arrow et celles d’Emergence 4 Tentacules.

Le choc provoqué par les premiers attentats au Cameroun, notamment ceux de Maroua, a poussé à l’adoption de nouvelles mesures administratives et sécuritaires telles que l’interdiction du port du voile intégral (burqa), des regroupements de personnes, de la circulation des motos, la fermeture des débits de boisson après 18 heures, la multiplication des contrôles et des fouilles, la surveillance ou la fermeture de mosquées et l’arrestation d’imams supposés radicaux, et un renfort de policiers et gendarmes pour des missions de renseignement, et ce depuis juillet 2015.Si ces mesures sont généralement acceptées par la population, quelques-unes, et les dérives qui s’ensuivent, suscitent des mécontentements. La loi antiterroriste adoptée bien avant, en décembre 2014, a jusqu’à présent été davantage brandie contre l’op-position et la société civile que contre Boko Haram.L’interdiction de la burqa a donné lieu à de nombreux abus de la police et de la gendarmerie dans l’Extrême-Nord, y compris contre les femmes portant le niqab, le hijab ou le soudaré (voile très répandu localement, similaire au jilbab et au tchador).

L’incarcération fait partie de la réponse sécuritaire. Depuis 2014, les forces de sécurité ont arrêté au moins 970 membres présumés de Boko Haram, majoritairement des hommes, dont environ 880 restent actuellement incarcérés : 125 ont été condamnés et environ 755 sont en attente de jugement à la prison de Maroua (environ 680) et dans les prisons secondaires de Kousseri, de Mora, à la prison principale de Yaoundé et à la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE).Parmi ces détenus figurent des cadres idéologiques et chefs opérationnels d’une part, et des informateurs, membres recrutés de force et petits logisticiens d’autre part. Les membres de Boko Haram à la prison de Maroua sont incarcérés avec les détenus de droit commun. Présenté par certaines autorités pénitentiaires comme une technique de déradicalisation, le mélange des deux catégories de détenus comporte des risques inverses d’endoctrinement des détenus de droit commun ou de radicalisation accrue de membres initialement moins radicalisés.

De même, la réponse judiciaire se limite jusqu’à présent à la sanction (justice punitive), et n’inclut pas de volet réinsertion sociale. Parmi le petit millier de détenus présumés membres de Boko Haram, la plupart n’ont joué que des petits rôles logistiques ou d’informateur pour des raisons financières, sans adhérer à l’idéologie du groupe jihadiste, ou ont été arrêtés pour non-dénonciation. En leur appliquant une justice punitive, le risque de radicalisation s’accroit, en même temps que la surpopulation carcérale.

Les comités de vigilance : entre efficacité et risques

Au Cameroun, des groupes d’autodéfense ou comités de vigilance existent depuis les années 1960, et à l’Extrême-Nord ces comités de vigilance ont été activés ou créés en juillet 2015, après les premiers attentats-suicides. Ils ont été activés généralement par les autorités, mais parfois aussi à l’initiative des populations. Ils sont placés sous l’autorité des sous-préfets et des chefs traditionnels et jouent généralement un rôle d’informateurs auprès de l’armée, et parfois de barragistes ou de milices de protection. Ils ont permis d’éviter une quinzaine d’attentats-suicides et ont contribué à l’arrestation d’une centaine de membres de Boko Haram.Depuis 2016, ils sont associés à certaines opérations de l’armée (y compris au Nigéria) contre le groupe jihadiste.

Toutefois, le recours à ces comités n’est pas sans risque. Des règlements de comptes ont eu lieu via des dénonciations calomnieuses aux forces de sécurité.Malgré les enquêtes de moralité préalables, des connivences ont existé entre certains membres et Boko Haram, tandis que d’autres ont commis des extorsions sur fond religieux.Ainsi, à Amchidé, les membres chrétiens du premier comité de vigilance constitué par le BIR en 2014 ont procédé à des rackets, dénonciations calomnieuses et chantages contre les habitants musulmans. Il a été dissous au bout de six mois et reconstitué de façon paritaire.

La faiblesse des initiatives de développement

Face à Boko Haram, les projets de développement annoncés par le gouvernement à l’Extrême-Nord demeurent limités et tardent à se concrétiser. En juin 2014, un plan d’urgence pour le développement de la partie septentrionale a été présenté. Mais il est doté de seulement 78,8 milliards de francs CFA (135 millions de dollars) et n’est pas encore opérationnel. Pourtant, les membres du gouvernement et hauts fonctionnaires originaires du Nord avaient évalué, les mois précédents, dans une lettre adressée à la Présidence, les besoins en développement de la partie septentrionale à au moins 1 600 milliards de francs CFA (2,8 milliards de dollars).En mars 2015, le gouvernement a annoncé un plan d’urgence de 5,3 milliards de francs CFA (9 millions de dollars) pour la construction d’écoles et d’hôpitaux à l’Extrême-Nord. Outre l’insuffisance des fonds alloués, ce projet a fait l’objet d’accusations de détournements de fonds. Pourtant, un second plan similaire est en préparation.

Des 925 milliards de francs CFA (1,7 milliard de dollars) du Plan d’urgence triennal pour l’accélération de la croissance et de l’emploi, 42 milliards (75 millions de dollars) sont alloués à l’Extrême-Nord.De même, en 2015, sur un budget d’inves-tissement public (BIP) de 1 150 milliards de francs CFA (2 milliards de dollars) à l’échelle nationale, 45,4 milliards (80 millions de dollars) seulement étaient dédiés à l’Extrême-Nord, une part en augmentation par rapport à 2014.Hormis les initiatives gouvernementales, le président de la République a fait des dons aux populations de l’Extrême-Nord. Le Sud du pays a aussi soutenu la région à hauteur de 2,5 milliards de francs CFA (4,2 millions de dollars), en plus des apports en denrées alimentaires. Là aussi, des accusations de détournements ont été émises.

La réponse régionale

Face à Boko Haram, les Etats du bassin du lac Tchad (Nigéria, Cameroun, Tchad et Niger) et le Bénin ont mis en place en 2015 une force multinationale de 8 700 militaires et policiers provenant des cinq pays.Le Cameroun, réticent au début de la crise aux initiatives bilatérales ou sous-régionales, n’a pas accordé le droit de poursuite au Nigéria en 2012, ce qui n’a pas empêché ce dernier d’intervenir à deux reprises à Amchidé et Fotokol en 2013.Le conflit s’intensifiant, le Cameroun a réclamé un droit de poursuite au Nigéria en 2014 et lancé l’opération Logone avec le Tchad en janvier 2015. De même, les soldats camerounais ont souvent pénétré à Gambaru et Banki au Nigéria et pilonné les positions de Boko Haram dans ce pays à partir du territoire camerounais en 2014 et 2015.La coopération avec le Nigéria s’est nettement améliorée depuis l’arrivée au pouvoir à Abuja de Muhammadu Buhari en mai 2015, au point que le secteur camerounais de la FMM est le seul qui soit opérationnel. Les deux armées mènent des opérations coordonnées et échangent régulièrement des renseignements.

Le Tchad a proposé d’intervenir chez son voisin une semaine après l’appel du président camerounais à la solidarité internationale et régionale, le 7 janvier 2015. Il s’est senti concerné à partir de septembre 2014, Boko Haram s’étant emparé de la route Maiduguri-Fotokol et menaçant le tronçon Mora-Kousseri, les deux principales voies d’approvisionnement de N’Djaména.Ainsi, le Cameroun et le Tchad ont mis en place l’opération Logone, constituée de 2 500 soldats de la Force armée tchadienne d’intervention au Cameroun (Fatic) et d’unités de l’armée camerounaise.Les soldats tchadiens stationnés à Maltam, Fotokol et Mora, et bénéficiant du droit de poursuite, ont mené des offensives contre Boko Haram au Nigéria. Dans quelques cas, ils ont combattu aux côtés des Camerounais sur leur sol, comme lors de l’attaque de la base de Fotokol par Boko Haram en février 2015.

Bien qu’il n’y ait pas eu d’accord officiel, l’entente entre les deux pays prévoyait que le Cameroun fournisse le carburant, les denrées alimentaires et les soins médicaux aux Tchadiens. Souhaitée par l’ancien ministre de la Défense et accueillie favorablement par la population locale, l’intervention des soldats tchadiens a été contestée par la hiérarchie militaire, et leur image auprès des soldats camerounais est mitigée à la suite d’accusations d’abus contre des civils au Nigéria.Entrés par Kousseri en février 2015, les militaires tchadiens sont repartis en novembre 2015.

Au niveau sous-régional, la FMM a été organisée en trois secteurs : Cameroun, Tchad et Nigéria. Le secteur camerounais (premier secteur) couvre le Mayo Sava, bien qu’à terme il ait juridiction pour couvrir les trois départements frontaliers. Conçue originellement comme une force intégrée, la FMM est de fait une force coordonnée. Ainsi, le contingent camerounais est entièrement constitué de soldats camerounais et pris en charge au plan financier et logistique par le ministère de la Défense camerounais. Prenant ses ordres du commandant régional de la FMM à N’Djaména, le commandant du secteur camerounais est rattaché de fait au patron d’Emergence 4 dans la gestion au quotidien du premier secteur. La FMM n’a pas de juridiction sur le BIR-Alpha et Emergence 4, mais une coopération existe entre ces deux forces et le contingent de la FMM avec lequel des opérations conjointes sont menées au Nigéria.

La mise en place de la FMM a généré des attentes des troupes camerounaises espérant être payées comme une force onusienne. Cela a conduit par la suite à des frustrations et des accusations de détournement de salaires.

Sortir de la crise

Bien qu’apparemment affaibli ou présenté comme tel depuis 2016, Boko Haram demeure un danger pour les populations de l’Extrême-Nord et une menace pour l’Etat camerounais et les forces de sécurité.En août 2016, les dissensions anciennes qui minaient le groupe ont été mises en lumière avec la nomination par l’Etat islamique d’Abou Moussab al-Barnawi comme nouveau chef (Wali) en Afrique de l’Ouest. Cette nomination est contestée par Aboubakar Shekau.La rupture entre Shekau et Barnawi n’implique pas que Boko Haram cessera ses activités au Cameroun.Au contraire, le risque d’une surenchère de la violence est grand, avec une concentration autour du lac Tchad (Hilé Alifa, Darak et Makary), du Mayo Sava, du Mayo Tsanaga et de la route de Waza, comme l’atteste la recrudescence des attaques depuis juin 2016. Après deux années de conflit, il est de plus en plus difficile pour Boko Haram de recruter à l’Extrême-Nord sur une base idéologique, ce qui pourrait entrainer une multiplication des recrutements forcés.

Peu présent à l’Extrême-Nord, l’Etat se résume souvent à ses forces de sécurité ou agents de douanes. Au-delà des causes techniques ou matérielles, ceci reflète un problème général de représentation. Le modèle d’intégration des régions périphériques par la cooptation de l’élite masculine et gérontocratique a, comme dans d’autres régions, atteint ses limites en raison de la mauvaise gestion des ressources et de l’explosion démographique. Ce divorce entre les habitudes de gouvernance et les attentes de la population a exacerbé la vulnérabilité socioéconomique des jeunes dans la région, les exposant aux incitations financières de Boko Haram.

Face aux problèmes de développement et de cohésion sociale que le conflit actuel pose à long terme, l’Etat devrait renforcer sa présence dans la région, en se concentrant sur la mise à niveau des services publics, la facilitation et le soutien aux activités économiques. Une visite du président de la République, des dirigeants de l’opposition et de la société civile dans les départements touchés de l’Extrême-Nord pourrait servir de lancement à un vaste chantier de construction d’infrastructures publiques et de projets de développement. Ces derniers devraient s’accompagner d’un programme de renforcement de la cohésion sociale et des relations intercommunautaires, s’inscrivant dans une démarche inclusive favorisant les initiatives issues de la société civile et de la population. Le prochain défilé du 20 mai pourrait avoir lieu à Maroua.

Les priorités socioéconomiques

La lutte contre Boko Haram doit passer par des mesures socioéconomiques fortes pour contrer le recrutement, et par la gestion transparente et la bonne gouvernance des projets qui verront le jour. La relance du commerce avec le Nigéria doit constituer la priorité, en autorisant à nouveau la circulation des véhicules commerciaux entre Maiduguri et l’Extrême-Nord. Ceci nécessitera la mise en place d’escortes sur les axes dangereux. L’achèvement de la route nationale N°1 entre Maroua et Kousseri, et la mise à niveau du réseau routier pour mieux relier les départements de l’Extrême-Nord et les deux autres régions de la partie septentrionale sont importants compte tenu du volume important des échanges.

Le soutien aux activités agricoles et de pêche autour du lac, et dans les terres fertiles du Mayo Danay, du Mayo Kani et du Mayo Tsanaga, devrait être la deuxième priorité. Cela devrait s’accompagner du lancement de projets à haute intensité de main d’œuvre pour soutenir la production locale du riz, du mil et du sorgho. La troisième priorité devrait être la promotion du microcrédit, dont l’obtention serait conditionnée à la scolarisation des enfants, à destination entre autres des communautés kanuri.

La quatrième priorité est la relance du secteur industriel de l’Extrême-Nord et du Nord-Cameroun à travers l’assainissement de la gestion et le soutien des partenaires du pays aux entreprises publiques et aux petites et moyennes entreprises. Pour cela, l’Etat devrait accroitre la part de l’Extrême-Nord dans le budget d’investissement public et le programme d’urgence triennal. Les pays partenaires et institutions financières devraient aussi renforcer leur soutien à l’Extrême-Nord, car cette région, qui représente le sixième de la population camerounaise, est la moins développée et la plus susceptible de s’enliser dans la trappe à conflits.

Pour lutter contre le radicalisme religieux […] le ministère des Affaires sociales devrait encourager les parents à parler en famille de Boko Haram et à lever le tabou sur le sujet.

Sur le plan social et culturel, l’Etat devrait rapidement accroitre et améliorer les services d’éducation et de santé à l’Extrême-Nord, encourager les parents à envoyer leurs enfants à l’école et à dépasser certaines réticences sociales via des mesures incitatives ou contraignantes, en faisant des communautés les plus vulnérables une priorité. A cela doivent s’ajouter le soutien aux radios communautaires locales et le déploiement des chaines nationales camerounaises avec des programmes traduits en langue kanuri, haoussa, fulfulde et arabe, dans le but de favoriser l’inclusion nationale et la diffusion de programmes de sensibilisation au radicalisme religieux compréhensibles par les locaux.

L’Etat devrait également encourager et soutenir le retour des déplacés qui le souhaitent et protéger les biens de ceux qui n’envisagent pas encore de rentrer, tout en respectant les modalités de l’accord tripartite Cameroun-Nigéria-HCR.Enfin, des cellules d’accompagnement des anciens otages et membres de Boko Haram doivent être créées.

Pour lutter contre le radicalisme religieux, en plus des mesures déjà préconisées dans le précédent rapport de Crisis Group sur le Cameroun, le ministère des Affaires sociales devrait encourager les parents à parler en famille de Boko Haram et à lever le tabou sur le sujet. A l’instar du Nigéria qui expérimente déjà des programmes de déradicalisation dans les prisons, l’Etat devrait, avec l’appui de ses partenaires et en accord avec les communautés locales, mettre en place des programmes de déradicalisation dans les prisons au cas par cas pour des membres de Boko Haram qui souhaiteraient se réinsérer socialement après avoir purgé une peine de prison proportionnelle à la gravité de leur crime.Ces programmes devraient être ouverts en priorité aux enrôlés de force et aux déserteurs de Boko Haram, tout en distinguant les informateurs et petits logisticiens des cadres et idéologues de la secte.

Les autorités sécuritaires et judiciaires devraient de manière générale s’appliquer à distinguer les membres de Boko Haram en fonction de la gravité des crimes dont ils sont accusés et de leur degré d’implication au sein du mouvement, bien que ces distinctions ne soient pas toujours faciles à opérer, et traiter les suspects et détenus de façon juste et en accord avec le droit international. Un programme de « justice réparatrice » qui reposerait sur des confessions, des travaux communautaires, la sensibilisation au radicalisme religieux et idéologies prônant la violence, des formations professionnelles, des projets de réinsertion socioéconomique, et de courtes peines de prisons si nécessaire, pourrait être envisagé. Il s’agirait de différencier entre membres recrutés de force, informateurs et petits logisticiens (enrôlés de force ou pas), non suspectés d’être impliqués dans des crimes graves (torture, meurtres, disparitions forcées, etc.) d’une part, et les cadres, idéologues et combattants ayant rejoint le mouvement de leur plein gré et tous ceux suspectés d’avoir commis des abus graves d’autre part. Pour ce faire, la loi antiterroriste actuelle pourrait être modifiée pour prendre en compte ces mesures.

Enfin, l’Etat devrait poursuivre la mise en place de programmes de sensibilisation des communautés à la non-stigmatisation d’anciens membres réinsérés, et renforcer les échanges et les activités culturelles et sportives entre l’Extrême-Nord et le Sud. Afin de mettre en œuvre tous ces dispositifs, il devrait allouer une part importante de son budget à l’Extrême-Nord.

Sur le plan sécuritaire

Globalement, la réponse sécuritaire du Cameroun a été efficace, en partie grâce à un effort d’engagement considérable depuis 2014 et à une meilleure coordination avec les voisins. Mais le gouvernement devrait corriger certaines fragilités et erreurs stratégiques pour ramener une paix durable dans la région. Trois éléments sont primordiaux.

Les forces de sécurité, ou toute autre autorité de l’Etat, devraient en permanence avoir conscience des conséquences de leurs actions sur les populations et évaluer les risques qu’elles génèrent un rejet et une délégitimation de l’Etat, ou des tensions entre les communautés. Ceci passe obligatoirement par un meilleur respect des droits humains. Pour ce faire, il est important que les militaires et policiers coupables d’exactions soient sanctionnés et que ces sanctions soient rendues publiques.Cela passe aussi par l’intensification des initiatives de sensibilisation des populations aux actions sécuritaires et la prise en compte de leurs points de vue.

Ensuite, le gouvernement doit éviter que la lutte contre Boko Haram crée des tensions potentiellement dangereuses au sein des forces de sécurité, ou que celles-ci endossent un rôle incompatible avec la démocratie. Ceci passe par des mesures spéciales pour une équité dans le traitement et les avancements en grade des soldats, en particulier de ceux déployés au front. La modernisation technologique de l’armée camerounaise pose la question de son utilisation post-Boko Haram. Forte de 60 000 hommes et désormais bien équipée, elle pourrait être en sureffectif en temps de paix et le coût d’entretien des équipements militaires risque d’avoir des conséquences sur les investissements publics. Le gouvernement devrait envisager de geler les recrutements au sein de l’armée pendant une certaine période, à l’exception des membres de comités de vigilance remplissant les conditions d’âge et de niveau d’instruction, et les relancer sur le rythme d’avant-guerre, lorsque les moyens budgétaires le permettront.

A mesure de l’affaiblissement de Boko Haram, le gouvernement devrait prévoir le retour progressif de la police et de la gendarmerie dans les localités frontalières, avec des unités mieux équipées, en remplacement des troupes d’élite. Ces policiers devraient être formés au respect des droits humains dans le contexte spécifique d’in-surrection, de lutte contre le terrorisme, et d’intervention auprès d’une population traumatisée.

Enfin, les comités de vigilance ont été efficaces dans la lutte contre Boko Haram, mais ils posent problème à long terme. Ils peuvent mener à une privatisation de la sécurité, à des dérives ou au renforcement excessif des pouvoirs des chefs traditionnels qui ont sur eux un certain contrôle. La dérive criminelle de certains membres, en situation de vulnérabilité économique, est un autre risque.Il est donc important de limiter le recours aux comités de vigilance, puis de prévoir leur démantèlement progressif et la réinsertion socioéconomique de leurs membres.

Conclusion

La violence générée par Boko Haram à l’Extrême-Nord constitue un fait inédit dans l’histoire récente du Cameroun.Alors que le risque d’une perte des territoires dans la région était bien réel, la réponse du gouvernement camerounais, combinée à l’intervention de l’armée tchadienne et à la réorganisation de l’armée nigériane, a permis d’empêcher l’expansion territoriale du groupe. Il a subi de lourdes pertes et a vu ses capacités conventionnelles se réduire. Mais les problèmes de fond qui ont fait de l’Extrême-Nord une région particulièrement vulnérable demeurent : pauvreté, sous-scolarisation, fracture sociale et générationnelle, tensions communautaires et faible connexion avec le reste du pays. En outre, en dépit de ses relatifs succès au plus fort du conflit, l’armée laisse entrevoir une certaine faiblesse, voire impuissance, face aux attaques de basse intensité et aux incursions, vols de bétail et pillages quotidiens.

L’Extrême-Nord risque de s’enliser durablement dans un conflit de faible intensité, alimenté par des alliances de circonstance renforcées entre jihadistes, trafiquants et divers opportunistes, dans un Sahel en proie à de multiples conflits. Cela écarterait la possibilité d’un développement substantiel de la région, accentuant mécaniquement sa vulnérabilité. Cela obligerait aussi le gouvernement à y maintenir pour longtemps un dispositif militaire coûteux, ce qui mettrait en péril les objectifs de croissance et de développement du pays, le fragilisant davantage.

Nairobi/Bruxelles, 16 novembre 2016

Annexe A : Carte du Cameroun

Annexe B : Carte de l’Extrême-Nord

Annexe C : Opérations Arrow

Depuis la mise en place de la Force multinationale mixte, le BIR-Alpha et Emergence 4 mènent des opérations au Nigéria sous le couvert juridique de cette force. Les opérations extérieures du BIR-Alpha sont baptisées « Arrow » et « Blue Pipe » et celles d’Emergence 4 « Tentacules ». Les opérations Arrow sont menées par l’état-major et engagent toutes les composantes du BIR-Alpha. Ce sont des opérations se déroulant à plus de dix kilomètres à l’intérieur de la frontière nigériane contre des cibles jugées importantes. Les opérations Blue Pipe sont menées dans un rayon de cinq kilomètres contre des cibles plus petites et sont directement décidées par les commandants de secteurs du BIR-Alpha. Les opérations Tentacules sont menées par l’armée régulière et le contingent camerounais de la FMM. Huit opérations Arrow ont été menées de novembre 2015 à juin 2016. Arrow 5 à Ngoshié et Arrow 6 à Kumshé ont été les plus importantes, car elles ont permis de démanteler deux des principales bases d’en-trainement des kamikazes et de limiter la spirale des attentats-suicides. Toutes les opérations extérieures sont menées avec l’aval et souvent la participation des forces armées nigérianes.

OPERATIONS ARROW

Arrow 1
26 au 28 novembre 2015, objectif Mba.

Arrow 2
2 et 3 décembre 2015, objectif Nbada Koura.

Arrow 3
17 décembre 2015, objectif Djimini.

Arrow 4
25 janvier 2016, objectif Ashigashia Nigeria.

Arrow 5
11 au 14 février 2016, objectif Ngoshé, 162 membres de Boko Haram tués
selon les forces de sécurité.

Arrow 6
24 et 25 février 2016, objectif Kumshé, 107 membres de Boko Haram tués,
selon les forces de sécurité.

Arrow 7
17 au 19 avril 2016, objectif Diguime.

Arrow 8
11 mai 2016, objectif Forêt de Madawaya.

Annexe D : Sigles et abréviations

BIP : Budget d’investissement public

BIR : Bataillon d’intervention rapide

BRIM : Brigade d’infanterie motorisée

CAT : Centre antiterroriste

CBLT : Commission du bassin du lac Tchad

CEEAC : Commission économique des Etats de l’Afrique centrale

DGRE : Direction générale de la recherche extérieure

IED : Engin explosif improvisé

FMI : Fonds monétaire international

FMM : Force multinationale mixte

FATIC : Forces armées tchadiennes d’intervention au Cameroun

UNICEF : Fonds des Nations unies pour l’enfance

HCR : Haut-Commissariat des Nation unies pour les réfugiés

IFRI : Institut français des relations internationales

IRIN : Réseaux d’information régionaux intégrés

INS : Institut national de la statistique

MINEPAT : Ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire

MNJTF : Multinational Joint Task Force

PIB : Produit intérieur brut

RDPC : Rassemblement démocratique du peuple camerounais

REDHAC : Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale

RG : Région de gendarmerie

RMIA : Région militaire interarmées

UNDP : Union nationale pour la démocratie et le progrès

USAID : Agence des Etats-Unis pour le développement international

 

 

oici le rapport du désamour

crisisgroup.org

Cameroun : la crise anglophone à la croisée des chemins

77-99 minutes

Synthèse

Depuis deux ans et demi, le Cameroun est confronté à l’insurrection du groupe Boko Haram, né au Nigéria. Les violences ont déjà fait 1 500 morts, 155 000 déplacés internes et 73 000 réfugiés. Si les premières attaques datent de mars 2014, la présence du groupe jihadiste dans l’Extrême-Nord du Cameroun remonte au moins à 2011. Il s’est appuyé sur un réseau de complicités locales et a exploité les facteurs de vulnérabilité que partage la région avec le Nord-Est du Nigéria. Alors que les dix-huit premiers mois du conflit ont été marqués par des affrontements conventionnels, Boko Haram a ensuite adopté un mode opératoire asymétrique. Le gouvernement s’est focalisé sur la réponse militaire avec un certain succès, mais les causes structurelles qui ont facilité son implantation demeurent. La lutte contre Boko Haram requiert de réadapter le dispositif sécuritaire et de mettre en place des politiques de sortie de crise durables pour éviter que la menace ne resurgisse sous d’autres formes et n’alimente l’insécurité dans la zone.

L’Extrême-Nord est à la fois la région la plus pauvre du Cameroun et celle où le taux de scolarisation est le plus bas. La combinaison d’une faible intégration nationale et de la négligence historique de l’Etat ont depuis longtemps exposé aux violences et à la circulation des contrebandiers cet espace où se sont socialisés les coupeurs de route, les trafiquants et les petits délinquants. La fluidité géographique et culturelle entre cette région et le Nord-Est du Nigéria, la présence d’un islam rigoriste et les contrecoups des guerres civiles tchadiennes la prédisposaient à une contagion de cette insurrection jihadiste.

Boko Haram a su exploiter ces vulnérabilités pour faire de l’Extrême-Nord une base logistique, une zone de repli et un vivier de recrutements. Le groupe a principalement mobilisé dans les départements frontaliers, parmi les jeunes défavorisés, en alliant endoctrinement idéologique, incitations socioéconomiques et coercition. Le démantèlement de ses caches d’armes et l’arrestation de ses cadres par les forces de sécurité camerounaises à partir de 2013 l’ont poussé à menacer, puis finalement à attaquer de front le Cameroun. En deux ans et demi, l’Extrême-Nord a enregistré au moins 460 attaques et une cinquantaine d’attentats-suicides.

Le gouvernement camerounais a réagi tardivement, à la fois en raison des tensions historiques avec le Nigéria, par souci de ne pas se mêler d’un problème perçu comme interne au voisin, et par crainte de devenir une cible du groupe. En dépit des lacunes initiales, il a ensuite mis en place une réponse militaire efficace. Celle-ci a contribué à désarticuler le groupe et a créé une émulation au sein de la Force multinationale mixte (FMM), force sous-régionale à laquelle le Cameroun était réticent à s’associer au départ. Mais le principal point faible de la réponse camerounaise demeure le manque d’ambition des initiatives de développement et l’absence de mesures de sensibilisation au radicalisme religieux, et de programmes de déradicalisation. Au contraire, certaines mesures prises après les attentats de Maroua en juillet 2015, comme l’interdiction du voile intégral, la fermeture de la frontière et la limitation des motos-taxis, mais aussi les bavures de l’armée, ont le potentiel de radicaliser une frange de la population, y compris des femmes, et ont accentué les vulnérabilités socioéconomiques de nombreux jeunes, poussant certains à rejoindre Boko Haram.

Malgré l’éloignement géographique, la guerre contre Boko Haram n’a pas été qu’un phénomène isolé de l’Extrême-Nord. Elle a renforcé politiquement le président camerounais Paul Biya tout en légitimant les forces de défense auprès d’une frange de la population. La guerre a cependant eu des effets négatifs sur l’économie du pays et a généré des clivages communautaires, comme en témoigne la stigmatisation des Kanuri à l’Extrême-Nord, souvent assimilés de façon indiscriminée au groupe jihadiste. De manière plus générale, le conflit met en évidence un déficit de représentation, sans pour autant remettre en cause l’Etat : l’élite politique gérontocratique de l’Extrême-Nord est de plus en plus contestée par une population très jeune.

La lutte contre Boko Haram est un test pour la coopération sécuritaire et la solidarité sous-régionale. L’intervention des forces armées tchadiennes au Cameroun et, avec les forces nigériennes, au Nigéria, a permis de réduire les capacités conventionnelles du groupe. En dépit de leurs appréhensions réciproques, les pays de la région sont parvenus à mettre en place la FMM et le Nigéria a fini par accepter que le Cameroun intervienne sur son territoire. Cette nouvelle architecture a permis de ralentir la spirale des attentats-suicides au Cameroun et est actuellement engagée contre une faction dissidente de Boko Haram dans la zone du lac Tchad. Toutefois, la FMM manque de financements et de moyens logistiques.

Afin de consolider ses victoires militaires sur Boko Haram et de ramener une paix durable dans l’Extrême-Nord, le gouvernement camerounais doit passer d’une approche centrée sur le sécuritaire à une approche privilégiant le développement socioéconomique et la lutte contre le radicalisme religieux. A cause d’énormes pertes subies durant les affrontements avec l’armée camerounaise, Boko Haram concentre depuis trois mois la majorité de ses opérations dans les zones camerounaises du lac Tchad (Darak et Hilé Alifa) où il contrôle une partie de l’économie halieutique et des trafics illicites, tout en poursuivant les attentats-suicides. Ce déplacement du centre de gravité du groupe requiert un renforcement du dispositif sécuritaire autour du lac Tchad, ainsi que des mesures pour y contrer ses circuits de financement. Une solution durable nécessite le retour de l’Etat, qui devrait s’appuyer sur la société civile et les jeunes, les élites locales et ses partenaires extérieurs pour reconstruire les services publics dans une zone longtemps délaissée.

Recommandations

Afin d’encourager le développement de l’Extrême-Nord, lutter contre le radicalisme religieux et renforcer la présence de l’Etat et les services publics

Au gouvernement camerounais :

  1. Elaborer un plan de développement et de relance économique de l’Extrême-Nord en faisant une priorité de :
    1. l’amélioration de la prise en charge des déplacés internes et des victimes de Boko Haram, de l’offre éducative et des infrastructures de santé ;
    2. la réouverture de la frontière entre le Cameroun et le Nigéria pour les camions de marchandises et les commerçants et leur sécurisation par des escortes militaires, la réhabilitation et le développement du réseau routier et le lancement de projets à haute intensité de main d’œuvre ; et
    3. la transparence et la bonne gestion des projets à l’Extrême-Nord, en partenariat avec les populations locales, y compris les jeunes et les représentants des différentes communautés ethniques.
  2. Pour financer ce plan, allouer à l’Extrême-Nord une portion du budget du Plan d’urgence triennal et du budget d’investissement public, en coordination avec les pays riverains du lac Tchad pour solliciter l’appui des bailleurs.
  3. Elaborer une stratégie de sensibilisation au radicalisme religieux, et adopter un programme de déradicalisation dans les prisons.
  4. Encourager les autorités sécuritaires et judiciaires à distinguer les membres de Boko Haram en fonction de la gravité des crimes dont ils sont accusés, et de leur degré d’implication au sein du mouvement, bien que ces distinctions ne soient pas toujours faciles à opérer ; s’assurer que les suspects et détenus sont traités de façon juste et en accord avec le droit international ; et soutenir la mise en place d’un programme de « justice réparatrice », ayant un volet de réinsertion sociale, pour les membres recrutés de force, les informateurs et petits logisticiens, non suspectés d’abus graves des droits humains.
  5. Organiser une visite du président de la République, des dirigeants de l’opposition et de la société civile dans les départements de l’Extrême-Nord ciblés par Boko Haram et le prochain défilé du 20 mai à Maroua. Cette visite serait l’occasion de lancer un programme de renforcement de la cohésion sociale et des liens intercommunautaires, en particulier pour lutter contre la stigmatisation de certaines communautés perçues comme proches de Boko Haram.

A la société civile, aux élus et chefs traditionnels de l’Extrême-Nord :

  1. Adopter une démarche collective et inclusive de sensibilisation au radicalisme religieux, y compris en prenant en compte les particularismes culturels, de genre et sociaux, et en mettant l’accent sur l’importance du dialogue, et des messages de tolérance et d’ouverture, au sein des familles et des espaces collectifs tels que les écoles coraniques, les mosquées, les marchés et les prisons.

Aux Etats de la sous-région :

  1. Elaborer une stratégie à moyen terme de développement du bassin du lac Tchad, en coordination avec le plan camerounais de développement de l’Extrême-Nord, et solliciter l’appui des bailleurs de fonds pour financer ces plans.

Aux bailleurs du Cameroun :

  1. Encourager, en leur garantissant un financement de moitié, les projets gouvernementaux de développement de l’Extrême-Nord et les initiatives cordonnées de la sous-région pour le développement du bassin du lac Tchad, sous réserve que des garanties suffisantes soient apportées sur l’usage approprié des fonds.

Afin d’améliorer la réponse sécuritaire face à Boko Haram

Au gouvernement camerounais :

  1. Assécher les sources de financement de Boko Haram tout en surveillant le commerce de bétail dans la région et les activités économiques autour du lac Tchad.
  2. Enrayer les recrutements de Boko Haram :
    1. en améliorant la coopération entre les forces armées et la population locale. Cela passe par des actions civilo-militaires et par l’enrayement des violations des droits humains commises par les forces de sécurité, notamment en sanctionnant systématiquement leurs auteurs ;
    2. en levant au cas par cas les interdictions portant sur certaines activités économiques, notamment en ce qui concerne la circulation des motos ; et
    3. en mettant en œuvre une stratégie de communication plus efficace via la mise à contribution et le soutien aux radios communautaires, par la création sur les chaînes nationales de programmes de sensibilisation diffusés à l’Extrême-Nord dans les langues locales, et par un dispositif visant à contrer la promotion du radicalisme violent sur les réseaux sociaux.
  3. Adapter le dispositif sécuritaire aux mutations récentes de Boko Haram et améliorer la stratégie de lutte contre les attentats-suicides, via une collaboration avec la population locale et un renseignement prévisionnel renforcés.
  4. Assurer une meilleure coordination entre les trois opérations militaires dans l’Extrême-Nord, y compris à travers la Force multinationale mixte, et renforcer la coopération avec le Nigéria et les autres pays du bassin du lac Tchad.
  5. Limiter l’usage des comités de vigilance et les démobiliser progressivement si l’affaiblissement de Boko Haram se poursuit.
  6. Prévoir le retour progressif des unités de police et de gendarmerie mieux équipées aux frontières, à mesure de l’affaiblissement de Boko Haram.

Aux bailleurs du Cameroun :

  1. Cofinancer l’opérationnalisation de la Force multinationale mixte, en y ajoutant un volet important de formation en droits humains en temps de guerre, et éventuellement en subordonnant ce financement au respect des droits humains par les armées de la région.

Nairobi/Bruxelles, 16 novembre 2016

Introduction

La situation sécuritaire au Cameroun s’est dégradée depuis l’irruption sanglante de Boko Haram en 2014.Cela a créé une onde de choc dans un pays qui jusqu’alors se présentait comme un Etat stable dans une sous-région instable. L’Extrême-Nord (une des dix régions administratives du Cameroun) est le théâtre de ce conflit à dimension sous-régionale. Le présent rapport s’inscrit dans la série de publications de Crisis Group sur la menace jihadiste dans le Sahel et le bassin du lac Tchad. Il analyse l’effet de Boko Haram sur l’Extrême-Nord ; les facteurs qui ont facilité sa pénétration ; ses stratégies de recrutement, ses alliances et son influence dans le pays. Il évalue aussi les réponses du gouvernement et les répercussions de la guerre sur le pays. Le rapport est fondé sur des recherches documentaires et sur plus de 230 entretiens effectués de janvier à octobre 2016 à Yaoundé et dans dix-sept localités de l’Extrême-Nord. Un analyste de Crisis Group a également suivi les forces de défense camerounaises en mars 2016 et visité les postes avancés de l’opération Alpha et de l’opération Emergence 4 à la frontière avec le Nigéria.

Extrême-Nord : l’histoire d’une région vulnérable

Situé entre le Nord-Est du Nigéria et le Sud-Ouest du Tchad, l’Extrême-Nord est un espace historique de commerce et de transit entre les trois pays. Avec quatre millions d’habitants pour 34 263 kilomètres carrés, cette région sahélienne est la plus densément peuplée du Cameroun. La grande pauvreté en zone rurale, où vivent 85 pour cent de ses habitants, et le changement climatique ont aggravé dans les années 1990 la compétition pour l’accès aux ressources naturelles dans une région déjà en proie à des tensions communautaires et à des violences récurrentes. Boko Haram a mis en lumière et accentué les problèmes structurels.

L’Extrême-Nord : entre violences et contrebande

L’Extrême-Nord est depuis l’indépendance du Cameroun le théâtre de trafics d’armes, de pétrole et de drogue, et de diverses formes de banditisme violent. Cette insécurité permanente s’inscrit dans la longue histoire des razzias et des guerres précoloniales et coloniales dont cette région a été le terrain, et qui affectent encore les relations entre communautés. Aux tensions communautaires se sont greffés autour des années 1980 le phénomène des coupeurs de route et celui des preneurs d’otages ainsi que des conflits fonciers.

Les premiers conflits postindépendance à l’Extrême-Nord ont été communautaires, entre Kotoko et Arabes Choa ; entre Kotoko et Massa ; entre Massa et Musgum dans le Logone et Chari. Ils ont souvent été déclenchés par les luttes pour l’accès aux ressources, en particulier ceux opposant Kotoko et Arabes Choa.L’insécurité dans la zone a connu un pic dans les années 1990-2010 avec l’arrivée des ex-combattants des guerres civiles au Tchad et en République centrafricaine, qui se sont associés aux bandits locaux et ont formé des groupes de coupeurs de route de l’Est à l’Extrême-Nord. Ce banditisme plus violent et sophistiqué a mis la gendarmerie en difficulté, poussant les autorités à créer en 2001 le Bataillon d’intervention rapide (BIR).Certains coupeurs de route se sont alors mués en preneurs d’otages ou se sont associés aux braconniers.

L’Extrême-Nord se situe au croisement des frontières avec le Nigéria et le Tchad, où les différentiels monétaires et les activités douanières sont importants. C’est une zone historique de trafics de tout genre : carburant frelaté (zoua-zoua), Tramol, cannabis ou chanvre indien (drogue locale), armes, médicaments, véhicules volés et pièces détachées.Des routes de commerce parfois très anciennes côtoient des sentiers de contrebande, générant un dynamisme commercial hors du commun qui va du commerce légal au trafic de produits illégaux en passant par la contrebande de produits légaux.

Dans le département du Logone et Chari, l’un des trafics les plus importants est celui des armes légères et de petit calibre, alimenté depuis le Tchad, la Centrafrique, le Soudan et la Libye. L’Extrême-Nord est à la fois un marché et une zone de transit, d’où le grand nombre d’armes en circulation, comme en attestent les saisies opérées lors des fouilles des quartiers Dougoi à Maroua, et Mawak et Kodogo à Kousseri en 2014.Les autres trafics – drogue, médicaments, voitures volées et pétrole – touchent tous les départements de la région. Le trafic d’essence est plus important dans les localités frontalières du Nigéria, pays où l’essence est subventionnée. Tandis que le Tramol est souvent commercialisé à partir du Nigéria à l’Extrême-Nord, le cannabis, cultivé au Sud du Cameroun, est consommé à l’Extrême-Nord et vendu au Nigéria et dans les pays voisins.

Une région vulnérable à la pénétration de Boko Haram

L’Extrême-Nord du Cameroun présente une grande proximité avec le Nord-Est du Nigéria, sur les plans historique, religieux, socioculturel, linguistique (partage de langues véhiculaires arabe, kanuri et mandara), ethnique et commercial. Les deux régions ne sont pas séparées par une frontière au sens classique, mais partagent une zone frontalière.Des deux côtés, on trouve les mêmes ethnies Kanuri, Glavda, Mandara, Arabes Choa, les mêmes familles et parfois les mêmes villages. La culture islamique leur est aussi commune, d’autant que de nombreux Camerounais étudient dans les écoles coraniques nigérianes. Elles sont enfin liées par une longue histoire, y compris de conquête d’Ousman Dan Fodio venant de Sokoto au dix-huitième siècle, et de poches importantes de résistance à ces conquêtes.Ces éléments ont facilité la pénétration de Boko Haram au Cameroun.

Indicateurs socioéconomiques au plus bas, absence de l’Etat

A l’Extrême-Nord, la pauvreté, la faible scolarisation, la fracture sociale et la faible présence de l’Etat constituent des facteurs de vulnérabilité. Avec 74,3 pour cent de sa population vivant sous le seuil de pauvreté, contre un taux national de 37,5 pour cent, l’Extrême-Nord est la région la plus pauvre du Cameroun.Les vulnérabilités sont plus accentuées encore dans les zones rurales, notamment les localités frontalières avec le Nigéria, le taux de pauvreté dépassant 80 pour cent dans les arrondissements de Fotokol, Kolofata et le Mayo Moskota, les plus affectés par le conflit avec Boko Haram.Alors que le taux net de scolarisation atteint 84,1 pour cent à l’échelle nationale en 2014, il n’est que de 46 pour cent à l’Extrême-Nord (seulement 20 pour cent dans les arrondissements frontaliers susmentionnés).Les moyennes cachent aussi des différences entre communautés. Les Kanuri ont un niveau de scolarisation particulièrement bas.

L’Etat camerounais est en partie responsable, car pendant longtemps il a délaissé l’Extrême-Nord : faiblesse des investissements publics, du tissu industriel, des infrastructures sanitaires et du réseau routier.Ce n’est que sur le plan sécuritaire que l’Etat s’est investi, notamment en contenant puis en endiguant dans les années 2000 le phénomène des coupeurs de route qui prenait de l’ampleur, sans toutefois détruire les réseaux de contrebande qui s’appuient sur la corruption des douaniers et des forces de sécurité.Avant l’élection présidentielle de 2011, des élites locales ont fourni des cartes d’identité à des milliers de résidants des localités frontalières sans se soucier de leur nationalité, comptant les faire voter pour le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, le parti au pouvoir), et facilitant ainsi l’acquisition de pièces administratives par des bandits et des membres non camerounais de Boko Haram.

Ces négligences ont créé chez une frange de la population locale un sentiment d’abandon. Il n’est pas partagé par tous, car en dépit de la faible présence de l’Etat, l’Extrême-Nord n’est pas sous-représenté au sein du gouvernement et de la haute administration, le modèle d’équilibre géopolitique permettant une distribution des postes entre les élites des dix régions.Le vice-Premier ministre, le ministre des Finances et le président de l’Assemblée nationale en sont originaires. Mais l’élite est vieillissante : la grande majorité des membres du gouvernement venant de l’Extrême-Nord ont plus de 60 ans, alors que l’âge médian est de dix-huit ans au niveau national. La fracture entre les générations est patente ; les jeunes accusent les plus âgés de « bouffer » l’argent destiné aux plans d’urgence pour la région.

Une tradition islamique soufie soumise à la concurrence

Boko Haram a pu exploiter la présence à l’Extrême-Nord d’un islam « rigoriste » ou « intégriste ».Musulmans et chrétiens constituent chacun environ deux cinquièmes de la population, et les animistes un cinquième.Cette moyenne dissimule des aires de concentration musulmane, comme Maroua et les localités frontalières au Nigéria telles que Fotokol, Amchidé, Kerawa et Ashigashia.

L’islam au Cameroun, syncrétique et issu du soufisme, est considéré comme « tolérant ».Toutefois, des courants fondamentalistes se sont implantés depuis les années 1980. A l’Extrême-Nord, la tijaniyya (confrérie soufie) majoritaire est concurrencée à la fois par un sunnisme syncrétique, historiquement proche des pouvoirs politiques, considéré comme modéré et dominé par le rite malékite, et par une version rigoriste ou intégriste du sunnisme inspirée par le wahhabisme et le salafisme, portée par des prédicateurs et diffusées via des CD et cassettes vendus sur les marchés ou circulant par Bluetooth, Facebook ou WhatsApp.Bien que les courants rigoristes soient faibles à l’Extrême-Nord, ils sont prégnants dans les localités frontalières précitées ainsi qu’à Maroua.

Cette diffusion du rigorisme doit aussi au mouvement Ahali Suna, qui s’est attelé dans les années 2000 à la propagation d’une interprétation littérale du Coran à Yaoundé et à l’Extrême-Nord.L’islam du Nord-Est nigérian, que de nombreux musulmans camerounais considèrent comme une Mecque toute proche, a une forte influence à l’Extrême-Nord : la tijaniyya locale demeure sous l’influence des confréries soufies de Yola (capitale de l’Etat de l’Adamawa au Nigéria), tandis que d’autres branches du sunnisme sont sous l’influence des grands modibo (marabouts) de Maiduguri.Les modibo nigérians ont toujours circulé dans le grand Nord du Cameroun et en 2014, on voyait encore leurs portraits dans les cars de brousse à travers la région.

Le délaissement de l’Etat aidant, les vulnérabilités socioéconomiques sont apparues : pauvreté aigüe, faible scolarisation, fracture sociale et générationnelle.

Certains jeunes ayant étudié au Nigéria, Soudan ou au Moyen-Orient entrent en conflit avec les vieux imams qu’ils surclassent dans leur connaissance du Coran et de la langue arabe. Ils accusent l’ancienne génération de pratiquer un islam teinté de traditions locales et d’innovations et réclament des responsabilités dans les mosquées importantes.Ces clivages comportent une base sociale. En effet, pour nombre de ces jeunes, les postes d’imams sont souvent la seule voie d’insertion sociale, car leurs diplômes islamiques ne sont pas reconnus par l’Etat. Cela génère des frustrations, les poussant à créer leurs propres mosquées et à plus de radicalité dans leurs prêches.

Bien avant les attaques de Boko Haram, l’Extrême-Nord, en proie à des contrebandes et au banditisme, était déjà une préoccupation sécuritaire pour l’Etat camerounais. Les affrontements communautaires, souvent sur la base d’anciennes rivalités ethniques et luttes précoloniales, et l’instabilité du Tchad et de la Centrafrique voisins ont alimenté les circuits de contrebandes et accentué cette insécurité. Le délaissement de l’Etat aidant, les vulnérabilités socioéconomiques sont apparues : pauvreté aigüe, faible scolarisation, fracture sociale et générationnelle. L’économie régionale a ensuite été paralysée au début du conflit, favorisant le recrutement de milliers de jeunes par Boko Haram.

La pénétration de Boko Haram à l’Extrême-Nord L’implantation de Boko Haram

Si des groupes jihadistes nigérians ont pu exercer une petite influence à l’Extrême-Nord dès 2004, Boko Haram ne s’y est implanté qu’à partir de 2009. A partir de 2014, le mouvement jihadiste a attaqué de façon frontale le Cameroun, à mesure que le gouvernement démantelait ses réseaux et ses cellules.

2004-2013 : des premières traces à l’implantation

Les premières traces de Boko Haram au Cameroun remontent au moins à 2009.Sa présence avant cette date demeure discutée et est surtout évoquée du côté nigérian.En septembre 2004, à la suite des affrontements contre la police nigériane à Bama et Gwoza, plusieurs futurs membres de Boko Haram auraient fui et trouvé refuge dans la partie camerounaise des monts Mandara, notamment à Gossi et dans le Mayo Moskota.Selon la Sécurité d’Etat nigériane, l’intérêt de Boko Haram pour le Cameroun remonterait à 2006. Khaled al-Barnawi – qui dirigera par la suite le groupe jihadiste Ansaru, né en 2012 d’une scission de Boko Haram – aurait dès lors recruté des Camerounais au sein des Talibans du Nigéria et constitué en 2007 le premier réseau logistique de la secte.En 2009, à la suite des premiers affrontements massifs entre les partisans de Boko Haram et les forces nigérianes dans l’Etat du Borno, qui ont fait 800 morts dans les rangs du groupe, dont son fondateur Mohammed Youssouf, des rescapés ont séjourné ou transité par l’Extrême-Nord.

A cette période, Boko Haram ne menait probablement pas d’activités de prosélytisme ni de recrutement dans les localités frontalières de l’Extrême-Nord qui constituaient principalement une zone de repli. Mais les services nigérians affirmaient déjà que le pays servait de base arrière au groupe et avaient alerté les autorités camerounaises.

Les premiers prêches d’imams liés à Boko Haram dans les mosquées à l’Extrême-Nord datent de 2010 et les premiers recrutements, par quelques salafistes locaux séduits par Boko Haram, sont attestés en 2011. Mahamat Abacar Saley prêchait ainsi dans les mosquées de l’arrondissement de Goulfey. Il recrutera plus tard huit jeunes radicalisés et deviendra l’émir de Boko Haram dans la zone d’Afadé.La présence de recruteurs et logisticiens du groupe dans le Mayo Tsanaga est avérée à partir de 2011.Le prosélytisme du groupe s’est d’abord appuyé sur la diffusion des prêches de Mohammed Youssouf, sur des prêches d’imams locaux sympathisants de la secte, et sur la circulation de ses prêcheurs le long de la frontière.

Des Camerounais revenus de leurs études au Nigéria et au Soudan ont également joué un rôle, certains s’étant radicalisés à l’étranger.A Kerawa et Ganse, le prosélytisme a surtout été le fait des jeunes revenus de Bama au Nigéria, qui lors des rencontres éducatives invitaient leurs amis à rejeter l’école occidentale, la Constitution et l’Etat.Durant la même période, des prédicateurs nigérians liés à Boko Haram se déplaçaient dans le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga lors des cérémonies de baptême et certains parents leur confiaient leurs enfants.

En 2012, des dizaines de milliers de réfugiés nigérians sont arrivés à Zlevet, Kolofata et Fotokol. Des réfugiés ont séjourné à Kerawa jusqu’à ce qu’en 2014, leur volonté d’imposer leurs idées à la population locale provoque un affrontement, et que des caches d’armes soient découvertes.Selon des sources locales, des sympathisants de Boko Haram se trouvaient parmi eux. A Kolofata, certains réfugiés étaient des recruteurs, qui s’infiltraient dans les causeries de jeunes et proposaient aux plus vulnérables d’approfondir la science islamique au Nigéria.

En 2012 ont débuté les incursions des combattants venus du Nigéria et la création de cellules à l’Extrême-Nord. Les autorités traitaient le phénomène comme du banditisme, bien que des habitants de Goulfey et de Kousseri leur aient signalé qu’il s’agissait de Boko Haram.C’est aussi en 2012 que le groupe a exigé, via des tracts envoyés aux autorités et aux populations à Amchidé, Fotokol et Kousseri, la fermeture des bars et l’application de la Charia, et menacé des commerçants et transporteurs de représailles s’ils ne contribuaient pas financièrement au jihad.

Boko Haram a donc constitué l’essentiel de son réseau logistique à l’Extrême-Nord entre 2010 et 2014, en s’appuyant notamment sur d’anciens contrebandiers et trafiquants, des commerçants et transporteurs auxquels étaient proposées des sommes importantes pour servir de logisticiens ou ravitailleurs.Kousseri, le chef-lieu du département du Logone et Chari, était la principale base logistique : logisticiens, caches d’armes, change d’argent, fabrication de fausses pièces d’identité et impression de matériel de propagande.Le Mayo Sava, proche des fiefs de Boko Haram dans le Borno, était le plus important foyer de recrutement entre 2012 et 2014.La fourniture en carburant et denrées alimentaires avait lieu dans le Mayo Tsanaga et le Diamaré. Boko Haram utilisait aussi les monts Mandara comme espace de repli et couloirs d’approvisionnements en denrées et carburant.

2014-2016 : un conflit ouvert

Depuis mars 2014, l’Extrême-Nord est le théâtre d’une guerre ouverte. Boko Haram a mobilisé au cours d’une quinzaine de batailles des centaines de combattants, des véhicules blindés et des 4 x 4 équipés d’armes lourdes. Après une phase conventionnelle de mars 2014 à juin 2015, le groupe a privilégié la pause d’engins explosifs improvisés (IEDs) puis les attentats-suicides, dont la fréquence a diminué après un pic début 2016.

Les soldats camerounais font face à un ennemi aux tactiques multiples : partant à l’assaut à mille ou à dix, employant un large éventail de modes opératoires et ciblant parfois simultanément des villes dans différents départements. Depuis juillet 2015, le groupe armé, apparemment affaibli ou ayant perdu sa capacité à mener une guerre frontale, combine embuscades et coups de main contre des postes militaires, opérations de pillage et représailles contre les comités de vigilance, les collaborateurs de l’armée ou de l’Etat. Il multiplie aussi les attentats-suicides.Boko Haram a d’abord commis des massacres de masse dans les localités identifiées comme collaborant avec le gouvernement, évitant d’attaquer celles où il avait une base. Mais à mesure des déconvenues et du ralliement des populations aux forces camerounaises, les attaques sont devenues indiscriminées.

Le premier affrontement date du 2 mars 2014 : un militaire camerounais et six membres de Boko Haram ont été tués à Wouri-Maro près de Fotokol.Sous la pression du Nigéria et face à des incursions le long de la frontière, le Cameroun a commencé à démanteler les caches d’armes de Boko Haram, ce qui a poussé le mouvement jihadiste, qui initialement n’avait probablement pas d’agenda politique et de projet d’expansion territoriale au Cameroun, à durcir sa position.Boko Haram a alors multiplié des attaques contre les localités frontalières, tout en demandant à la population, dans des tracts, de ne pas coopérer avec l’armée.L’attaque spectaculaire du camp de l’entreprise chinoise Sinohydro à Waza en mai 2014 a finalement poussé le Cameroun à déclarer la guerre à Boko Haram et à déployer un premier renfort de 700 soldats du BIR à l’Extrême-Nord.En juillet 2014, l’enlèvement de l’épouse du vice-Premier ministre, des membres de sa famille et du maire de la ville de Kolofata a conduit au déploiement de 3 000 soldats additionnels.

Depuis mars 2014, le conflit a fait au moins 125 morts et plus de 200 blessés au sein des forces de sécurité et au moins 1 400 morts parmi les civils. Boko Haram aurait enlevé plus de 1 000 personnes, dont une majorité de femmes et de filles, au cours de plus d’une centaine d’attaques : certaines ont été utilisées pour commettre des attentats-suicides, d’autres ont été mariées de force aux membres du groupe.Les forces de défense estiment avoir tué environ 2 000 et arrêté au moins 970 mem- bres présumés du groupe.

Les localités limitrophes des villes nigérianes contrôlées par Boko Haram et des îles du lac Tchad sont les plus touchées par les attaques du groupe jihadiste. Certaines villes nigérianes contrôlées par Boko Haram comme Banki, Dilbe, Bama, Gambaru, Ngoshi faisaient partie du Cameroun à l’époque coloniale et même après l’indépendance.Amchidé et Fotokol, villes commerciales importantes attaquées pour leur situation géographique qui pouvait conférer à Boko Haram un avantage opérationnel, ont été détruites et vidées des trois quarts de leurs habitants, tués ou déplacés.En 2014, Boko Haram cherchait clairement à prendre le contrôle de villes pour les rattacher au califat proclamé au Nigéria, et a même hissé son drapeau à Kerawa, Ashigashia et Balochi, sans les contrôler plus d’une journée.

Les attaques ont porté sur les zones majoritairement musulmanes. Des chrétiens, nombreux dans l’Extrême-Nord, ont été ciblés en 2014 et 2015 : lors du massacre de Fotokol en février 2015, les insurgés disaient chercher les chrétiens, et des incendies d’églises ont eu lieu dans le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga.Mais ces cas sont limités par rapport au nombre de mosquées brûlées, d’imams et de fidèles musulmans tués au nom de la lutte contre les faux musulmans.

Les lieux ciblés évoluent avec les saisons. Si en saison sèche (novembre à mai), le département du Logone et Chari (en particulier les îles du lac Tchad, Fotokol et Dabanga) est le plus attaqué en raison de l’assèchement des rivières, en saison des pluies (juin à octobre) le Mayo Sava et le Mayo Tsanaga sont ciblés. La saison des pluies donne aussi l’occasion à Boko Haram de renforcer ses bases et camps d’en-trainement aux frontières du Logone et Chari et de s’installer pour recruter dans des îles camerounaises du Lac Tchad, à l’accès difficile. Boko Haram profite de la montée des eaux pour faire passer des armes par les îles de Tchol, Goulfey et Darak ou les micro-îles inondables du lac, non répertoriées.

Lorsqu’il s’agissait des batailles (offensives importantes pouvant se dérouler sur un ou deux jours et visant à conquérir une base militaire ou une localité stratégique), Boko Haram mobilisait 250 à 800 combattants et dans quelques cas un millier, majoritairement des Nigérians, suivis de Camerounais et de Tchadiens. Des Maghrébins ont été tués durant des assauts contre les positions du BIR à Fotokol et de la Brigade d’infanterie motorisée à Ashigashia.Les chefs opérationnels portaient des gilets pare-balles et utilisaient des talkies walkies. Le premier assaut était donné par les combattants expérimentés (armés de RPG, mitrailleuses et AK 47) disposant de véhicules blindés, de véhicules 4 × 4 et de pick-up armés de mitrailleuses, le plus souvent conduits par des Tchadiens. Suivait l’attaque de centaines de « crieurs » (jeunes combattants criant Allahu Akbar armés d’AK47) à moto ou à pied.

S’agissant des attaques régulières, celles ciblant l’armée étaient conventionnelles et mobilisaient 50 à 200 insurgés, celles contre les villages en mobilisaient entre cinq et 50. Elles se sont souvent accompagnées d’enlèvements. De janvier 2014 à septembre 2016, sur environ 565 incursions de Boko Haram au Cameroun (dont 464 attaques et enlèvements identifiés par Crisis Group), l’armée a été ciblée 71 fois (dont 43 attaques conventionnelles).

Boko Haram a commencé à poser des IEDs lorsqu’il a subi des défaites et ressenti le besoin de contrer la mobilité et la vitesse avec laquelle réagissaient les forces de défense en cas d’attaque.Depuis octobre 2014, 37 IEDs ont été désarmés par l’armée à l’Extrême-Nord, 24 ont explosé au passage de véhicules militaires et deux ont tué des civils.Les attentats-suicides ont obéi aux mêmes constantes que les attaques régulières et ont majoritairement ciblé les localités frontalières, les marchés et les mosquées, tuant essentiellement des civils. Aucun attentat n’a touché une église. Ils ont été particulièrement nombreux en janvier et février 2016. Perpétrés en majorité par des jeunes filles, ils ont fait au moins 290 morts et plus de 800 blessés de juillet 2015 à octobre 2016.

Recrutement et financements de Boko Haram Le recrutement

Depuis 2011 au moins, entre 3 500 et 4 000 Camerounais, très majoritairement des hommes, auraient rejoint Boko Haram comme combattants, marabouts et logisticiens. Davantage auraient été sympathisants du groupe, surtout au plus fort du conflit. Peu ont néanmoins atteint les sphères dirigeantes.

Les Camerounais de Boko Haram sont très majoritairement de jeunes hommes, peu ou pas scolarisés et issus de familles pauvres. On y retrouve cependant des fils d’imams et de chefs traditionnels, des jeunes scolarisés jusqu’au lycée et des enfants de commerçants nantis.Boko Haram a utilisé l’incitation socioéconomique, l’idéo-logie et la religion, la contrainte et/ou la persuasion. Dans quelques cas, le goût de l’aventure et la vengeance personnelle ont joué un rôle. Certaines personnes signalent également la présence de femmes ayant rejoint volontairement le mouvement et agissant dans la logistique et le renseignement. Il s’agirait souvent de femmes et sœurs de jihadistes ou de femmes en quête d’ascension sociale.

Les recrutements les plus importants se sont déroulés entre 2013 et 2014. Les recrutements, bien que concentrés dans les zones frontalières et les trois départements les plus touchés, ont aussi concerné Maroua et probablement des villes plus au sud comme la capitale Yaoundé, ou Bertoua et Foumban où des agents recruteurs de Boko Haram se seraient déplacés.

Boko Haram a exploité les vulnérabilités locales susmentionnées. A des jeunes désœuvrés en quête d’identité, il a fourni un travail rémunéré, légitimé par la religion, et fait miroiter une ascension sociale. Il a su exploiter les conflits générationnels, montant les enfants contre les parents.Les affinités ethniques transnationales ont joué un rôle important. La mémoire des empires du Kanem-Bornou ou du Wandala demeure très forte dans la région et constitue un terreau fertile pour faire prospérer des idéologies anti-occidentales. Dans plusieurs localités, Boko Haram a recruté parmi les communautés kanuri en passant par les liens existant entre les familles et les groupes de pairs.Toutefois, les recherches de Crisis Group n’ont pas relevé un élément ethnique fort dans les choix stratégiques de Boko Haram.

Une fois recrutés, ils sont (re)endoctrinés, drogués au Tramol, et plutôt payés en fonction du succès des opérations.

La grande majorité des recrues camerounaises ont rejoint la secte pour des raisons socioéconomiques. Boko Haram leur offre une moto, une prime de recrutement (entre 300 et 2 000 dollars) et promet un salaire (entre 100 et 400 dollars) pendant les premiers mois, en plus d’une importante somme d’argent à la famille du combattant en cas de décès au combat. Une fois recrutés, ils sont (re)endoctrinés, drogués au Tramol, et plutôt payés en fonction du succès des opérations. Les promesses financières sont accompagnées de promesses sociales. Pour la majorité des jeunes hommes de la zone, le mariage est une condition sine qua non de la réussite sociale, et Boko Haram a souvent pourvu des épouses à ses combattants en enlevant des centaines de jeunes filles.

Les recrutements idéologiques ont commencé en 2011 et parmi les étudiants camerounais au Nigéria ou parmi les Kanuri, Arabes Choa et Mandara au Cameroun.D’après les témoignages d’agents des forces de sécurité ayant interrogé les membres de Boko Haram, ceux qui ont été recrutés sur des bases idéologiques sont extrêmement radicalisés et vouent presque un culte à Aboubakar Shekau, le chef supposé de Boko Haram. Des membres arrêtés il y a deux ans continuent de croire aux idéaux de la secte, qui mêlent radicalisme religieux (salafisme jihadiste, takfirisme et kadjirisme) et anti-occidentalisme.En proposant un califat, Boko Haram instrumentalise la mémoire de l’ancien royaume du Kanem-Bornou.Si la majorité des radicalisés ont été recrutés au tout début (2011), une autre vague de jeunes a rejoint le groupe une fois le califat proclamé en 2014, pensant que Boko Haram allait gagner la guerre.

Le troisième groupe est constitué des personnes enlevées ou enrôlées de force à partir de 2012. D’autres individus ont été indirectement contraints de rejoindre Boko Haram, sous la pression d’amis radicalisés, ou ont fait ce choix dans le contexte de soupçons pesant sur eux, ou encore en réaction aux abus de l’armée et à l’indiffé-rence des autorités. D’autres ont rejoint la secte après avoir perdu leurs moyens de subsistance, comme les chauffeurs de taxis-motos empêchés d’exercer leur activité, ou des personnes qui dépendaient du commerce transfrontalier.

Sur le plan ethnique, ce recrutement, d’abord majoritairement kanuri, s’est diversifié : des ethnies islamisées comme les Arabes Choa, Mandara, Kotoko et Haoussa, aux ethnies kirdi (largement non musulmanes) comme les Maffa, Mada et Kapsiki. La part importante des Kanuri s’explique davantage par leurs vulnérabilités multiples (tradition d’islam rigoriste, que Boko Haram a su exploiter, pauvreté et faible scolarisation) et leurs liens avec le Nord-Est nigérian (proximité de la frontière, liens d’éducation coranique et de commerce) que par une éventuelle rébellion de ceux-ci ou leur désir supposé de retrouver un empire d’antan.

Au fond, les raisons qui poussent à rejoindre le groupe sont diverses. Il n’y a pas de modèle simple pour expliquer l’affiliation à Boko Haram au Cameroun ou pour prévenir les adhésions. Contrairement aux autres pays en conflits avec les groupes jihadistes, au Cameroun, malgré la faible présence de l’Etat à l’Extrême-Nord, les populations ne contestent pas sa légitimité. Cette légitimité est aussi renforcée par l’alliance entre le régime Biya et les chefs traditionnels qui demeurent influents auprès de ces populations. Ainsi, le discours antiétatique, fort au nord-est du Nigéria, ne raisonne que très faiblement à l’Extrême-Nord. Sans cette singularité, Boko Haram aurait probablement davantage recruté à l’Extrême-Nord.

Les sources de financement

Le paiement des rançons pour la libération des otages, surtout étrangers, constitue l’une des principales sources de financement. Ce type de financement reste cependant l’objet de controverses, les autorités concernées niant généralement avoir versé des rançons aux mouvements armés. Le 19 février 2013, sept Français dont un salarié de GDF-Suez, Tanguy Moulin-Fournier, étaient enlevés dans le parc de Waza (Logone et Chari) ; le 13 novembre 2013, un prêtre français était enlevé à Nguetchewe (Mayo Tsanaga); le 19 avril 2014, deux prêtres italiens et une sœur canadienne étaient enlevés à Tchere (Diamaré) ; en mai 2014, dix ouvriers chinois étaient enlevés à Waza ; et en juillet 2014, l’épouse du vice-Premier ministre et seize de ses proches (tous camerounais) étaient enlevés à Kolofata (Mayo Sava).

La famille Moulin-Fournier a été libérée en novembre 2013 en échange de 5 à 7 millions de dollars selon des sources camerounaises et 3,15 millions de dollars selon des sources nigérianes ainsi que de la libération de seize membres de Boko Haram détenus au Cameroun, dont des logisticiens déjà jugés et condamnés.De même, la libération du père Vandenbeusch le 31 décembre 2013 aurait donné lieu au versement d’une rançon et à la libération de membres de Boko Haram, dont l’important logisticien Djida Umar.Des intermédiaires camerounais seraient intervenus pour la libération des prêtres italiens et de la religieuse canadienne le 29 mai 2014.

La libération de 27 otages (dix Chinois et dix-sept proches du vice-Premier ministre, tous camerounais) le 10 octobre 2014 aurait été la plus coûteuse. La préciosité des otages était telle que Boko Haram aurait obtenu le versement de 3,2 milliards de francs CFA (5,7 millions de dollars) – 1,5 milliard (2,6 millions de dollars) pour les Chinois et 1,7 (3,1 millions de dollars) pour la famille du vice-Premier ministre – et la libération de 31 de ses membres dont des cadres comme Abakar Ali.

C’est durant ces négociations qu’il y a eu l’unique contact à but humanitaire entre Boko Haram et l’armée camerounaise, pour la restitution des corps de militaires. Le groupe a expliqué aux négociateurs que Shekau avait attaqué la résidence du vice-Premier ministre pour se venger des promesses non tenues sur la libération de prisonniers.Pendant les négociations, un député camerounais jouant le rôle d’intermédiaire a été convoyé à Sambissa, au Nigéria, où il s’est entretenu avec Shekau.Le lamido de Kolofata et d’anciens otages affirment qu’ils étaient détenus par l’un des bastions les plus puissants de Boko Haram à Sambissa, commandé par Habib Mohammed Youssouf, le fils de Mohammed Youssouf selon le BIR.En tout, au moins 45 hommes de Boko Haram ont été libérés en échange de 38 otages étrangers et camerounais enlevés en 2013 et 2014. Le montant total des rançons est estimé à au moins 11 millions de dollars.Des personnalités de l’Extrême-Nord (membre du gouvernement, députés et chefs traditionnels) ont joué des rôles d’intermédiaires et mis leurs réseaux à contribution lors des négociations.

Boko Haram s’est aussi financé au Cameroun par le vol de bétail et sa vente dans des marchés à l’Extrême-Nord et au Nigéria.Le groupe a volé au moins 12 000 têtes de bétail, d’une valeur approximative de 2 milliards de francs CFA (3,4 millions de dollars), et des milliers de petits ruminants à l’Extrême-Nord depuis 2013.Il s’est aussi enrichi en extorquant de l’argent aux commerçants sur place et sur les routes vers le Nigéria, ou en demandant des contributions financières pour le jihad.Enfin, il est parvenu à s’implanter à l’Extrême-Nord en nouant des alliances avec des blamas (chefs de quartiers) et des lawans (chefs de deuxième degré), des commerçants et des transporteurs, des contrebandiers et d’anciens coupeurs de route, et en établissant un directoire pour le Cameroun.

A l’Extrême-Nord, Boko Haram a été, selon l’endroit et la période, un mouvement sectaire rejetant l’Etat, un mouvement insurrectionnel d’inspiration religieuse, un groupe criminel particulièrement violent, mais surtout une entreprise s’appuyant sur des tactiques terroristes. Il semble avoir perdu aujourd’hui son attractivité auprès des jeunes. Ses défaites et les tueries indiscriminées qu’il a commises ont convaincu le plus grand nombre, y compris les tenants d’un islam intégriste, qu’il n’incarnait ni l’islam authentique, ni une alternative d’organisation politique et sociale. Le mouvement a ainsi perdu nombre de sympathisants dans les localités frontalières. Il a aussi été affaibli par le démantèlement de ses caches d’armes et de plusieurs filières d’approvisionnement.

Les autorités camerounaises estimaient en juin 2016 que moins de 1 000 Camerounais demeuraient membres actifs de Boko Haram.Depuis juillet 2015, le groupe n’a plus exercé de contrôle territorial ou mené d’attaques impliquant des centaines de combattants dans le pays, mais il garde des réseaux d’alliances et des complicités et continue de mener des attentats-suicides et des attaques par groupe de dix à 50 insurgés contre les populations et les postes militaires dans la partie camerounaise du lac Tchad et les départements du Mayo Sava et du Mayo Tsanaga.

Les conséquences de Boko Haram Conséquences politiques et sécuritaires

Les tensions entre élites politiques régionales ont marqué l’histoire du Cameroun. Dans une certaine mesure, ce conflit a exposé ces tensions à l’Extrême-Nord. Le RDPC et son allié, l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP), dominent dans la région. La guerre contre Boko Haram a ainsi renforcé la popularité du président Paul Biya. En dépit de la faiblesse des mesures socioéconomiques mises en œuvre et du fait que Biya n’ait pas visité l’Extrême-Nord depuis le début du conflit, de nombreux habitants apprécient l’attention nouvelle de l’Etat pour leur région.La guerre a aussi renforcé les rivalités entre personnalités politiques locales, comme en témoignent l’acrimonie entre le vice-Premier ministre Amadou Ali et le président de l’Assemblée nationale Cavaye Jibril, et les déchirements au sein du RDPC lors du renouvellement de ses organes de base en octobre 2015.

A l’échelle nationale et internationale, cette guerre a renforcé le président. Malgré les critiques, beaucoup de Camerounais pensent que Biya a fait face à Boko Haram de manière adéquate.Il a aussi gagné en crédibilité dans les cercles diplomatiques, en particulier français, par son implication personnelle dans les dossiers de libération d’otages français.Parallèlement, des campagnes de médias privés bénéficiant de la bienveillance et du soutien financier de proches du chef de l’Etat ont accentué le sentiment antifrançais préexistant.

La guerre a eu peu d’influence sur les perceptions Nord-Sud au Cameroun, même si au départ des observateurs au Sud pensaient qu’il s’agissait d’une rébellion des nordistes.Le Nord-Cameroun n’a pas perdu en représentativité au sein du gouvernement ni dans la haute administration. Mais chez les fonctionnaires, l’idée que l’Extrême-Nord est une région d’affectation à éviter s’est renforcée.

L’armée est le grand gagnant de la guerre, malgré les pertes subies. Elle a obtenu le soutien de nombreux Camerounais, qui la connaissaient pour son rôle dans la répression des revendications démocratiques des années 1990 et des évènements de février 2008, et ont pour la première fois constaté son efficacité et son utilité.L’armée a aussi gagné en crédibilité auprès des acteurs internationaux, qui apprécient la coopération avec leurs confrères camerounais.

Malgré ces retombées bénéfiques pour le président et l’armée, l’attrait pour Boko Haram à l’Extrême-Nord révèle une crise plus profonde. Le dynamisme de la région, composée en majorité de jeunes aux perspectives économiques limitées, dépend fortement de la capitale. Or les liens avec cette dernière, ainsi qu’avec la partie sud « productive » du pays, sont perçus comme l’apanage d’une élite gérontocratique de plus en plus contestée, sur les plans politique, religieux, et social.

Conséquences économiques

La lutte contre Boko Haram obère les objectifs de développement du Cameroun.Le Fonds monétaire international (FMI) évalue l’impact budgétaire de l’augmen-tation des dépenses de sécurité aux alentours de 1 à 2 pour cent du produit intérieur brut (PIB) de 2014 à 2015, soit 189 à 378 milliards de francs CFA (320 à 640 millions de dollars).Mais l’impact économique global est plus important.

Le conflit a délité le tissu économique à l’Extrême-Nord et appauvri ou poussé à la faillite des dizaines de milliers de commerçants qui dépendaient des échanges avec le Nigéria. Certains ont pris la direction de N’Djaména en raison de l’insécurité et de la fermeture de la frontière avec le Nigéria.La ville de Kousseri, qui autrefois était le deuxième contributeur aux recettes douanières camerounaises (non liées au pétrole) après Douala, a été sévèrement affectée, de même que les postes de douanes importants comme Limani, Fotokol, Blamé, Blangoua et Dabanga, qui sont actuellement fermés.

Le conflit et ses conséquences (destructions d’écoles, d’hôpitaux, de bâtiments administratifs et parfois de villages entiers, vols de bétail, coup d’arrêt au tourisme) ont entrainé la paralysie de l’économie locale, qui ne contribue plus au PIB qu’à hauteur de 5 pour cent, contre 7,3 avant le conflit.Le manque à gagner au niveau national (coût économique indirect) représente environ 740 millions de dollars par an, soit 2,2 milliards de dollars depuis 2014.

Conséquences sociales et communautaires

Sur le plan communautaire, ce conflit a entrainé une stigmatisation des Kanuri, l’ethnie la plus représentée au sein de Boko Haram, sans pour autant générer des violences contre eux. Les Kanuri ont été harcelés par les forces de sécurité, souvent à la suite de dénonciations fantaisistes.Les habitants de Kousseri ont donné à des déplacés kanuri fuyant les violences le surnom de « Boko Haram » et refusé de leur louer des maisons.A la prison de Maroua, les détenus kanuri subissent la méfiance des autres détenus et le harcèlement des forces de sécurité.Les femmes kanuri, suspectées d’être des kamikazes, sont particulièrement surveillées.

La situation des femmes en général est préoccupante : celles qui parviennent à s’échapper de Boko Haram sont souvent rejetées par leur société d’origine.Par contre, alors que le risque était élevé, la guerre contre Boko Haram n’a pas eu d’influ-ence significative sur les relations entre chrétiens et musulmans.De même, en dehors des tensions entre Kanuri et Arabes Choa dans le Logone et Chari, les violences de Boko Haram ont généré peu de tensions intercommunautaires.

On recense actuellement au Cameroun plus de 155 000 déplacés internes et 73 000 réfugiés nigérians liés au conflit avec Boko Haram.L’arrivée des déplacés a créé des tensions avec les familles d’accueil, qui pour la plupart avaient aussi besoin d’assistance, mais elles ont baissé depuis le déploiement des ONGs humanitaires.Quant aux réfugiés nigérians, en 2014 et 2015, le Cameroun en a expulsé plus de 40 000 dont la majorité de force et souvent dans des conditions ne respectant pas le droit international, ce qui a suscité le mécontentement des autorités nigérianes, en particulier en août 2015.Préoccupée, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a ébauché un accord tripartite Cameroun-HCR-Nigéria pour faciliter le retour de réfugiés volontaires. Il n’a pas encore été signé, mais depuis 2016 les rapatriements forcés ont cessé.Les 73 000 réfugiés restants résident au camp de Minawao (59 000) et dans les communautés hôtes où leur présence ne pose pas de problème particulier.

Les réponses face à Boko Haram La réponse sécuritaire du gouvernement

Face à Boko Haram, le gouvernement a d’abord adopté une stratégie de déni. Par laxisme et à cause des tensions historiques avec son voisin, mais aussi pour éviter d’être pris pour cible par le groupe jihadiste, il a préféré, jusqu’en 2013, ne pas se mêler d’un problème perçu comme interne au Nigéria.Mais face à la posture plus agressive du mouvement, il a pris des mesures sécuritaires relativement efficaces. Cette réponse s’articule autour de l’opération Alpha conduite par le BIR (BIR-Alpha) et l’opération Emergence 4, conduite par la quatrième région militaire interarmées (RMIA4, l’armée régulière).A cela s’est ajoutée l’opération bilatérale Logone, menée en 2015 par les forces armées camerounaises et tchadiennes. Le dispositif sécuritaire a été complété par la mise en place du secteur camerounais de la Force multinationale mixte (FMM) en octobre 2015.

La réponse du Cameroun sur le plan sécuritaire a souffert de lacunes initiales, coûteuses en vies pour les soldats : sous-équipement (gilets pare-balles non appropriés, armes non fonctionnelles, manque de lunettes de vision nocturne), matériels anciens et défaillants, dysfonctionnements de la chaîne logistique.Le manque d’effectifs et le faible niveau opérationnel de l’armée ont causé d’importants problèmes de rotation au sein d’Emergence 4 : en 2014 et 2015, des soldats ont parfois passé neuf mois sans relève dans des postes avancés comme Mabass, Ldamang et Tourou. La chaîne de commandement était aussi problématique : au départ, Emergence 4 et le BIR-Alpha coopéraient peu.

De même, il y a eu au départ un manque notable de coopération avec les populations, accentué par les bavures de l’armée et le fait que la majorité des soldats dép-loyés, originaires du Sud, ne comprenaient pas les langues locales. Les capacités de renseignement humain et électronique étaient des plus limitées.Selon Amnesty International, un grand nombre de bavures et de violations de droits humains ont été commises par l’armée contre les populations de l’Extrême-Nord.Le gouvernement dément et souligne que des sanctions sont prises contre « les brebis galeuses ».Crisis Group a observé des bavures des forces de sécurité dans la région, mais aussi un degré élevé de soutien à l’armée.

Le respect des droits humains est un enjeu majeur car la multiplication des abus à l’Extrême-Nord pourrait pousser une partie des jeunes, se retrouvant entre le marteau de Boko Haram et l’enclume de l’armée, à rejoindre le groupe jihadiste.

Les sanctions prises restent toutefois insuffisantes, face à l’ampleur des cas recensés par Amnesty International. De plus, la réponse gouvernementale se limite jusqu’à présent aux sanctions, et ne comporte pas d’excuses officielles ou de mesures matérielles compensatoires aux victimes ou à leurs familles qui pourraient renforcer la cohésion sociale. Le respect des droits humains est un enjeu majeur car la multiplication des abus à l’Extrême-Nord pourrait pousser une partie des jeunes, se retrouvant entre le marteau de Boko Haram et l’enclume de l’armée, à rejoindre le groupe jihadiste. Cela risque aussi de mettre en péril la coopération militaire entre le Cameroun et les pays occidentaux ; ce fut le cas pour le Nigéria, dont l’armée a commis d’importantes violations des droits humains.

Le Cameroun a su se rattraper de manière relativement efficace. En 2013 et 2014, des petits renforts ont été envoyés sur la zone frontalière : 700 soldats supplémentaires ont été déployés en juin 2014, et 2 000 en août. Le BIR-Alpha a été créé en 2014 et l’opération Emergence 3, devenue plus tard Emergence 4, activée la même année. En août 2014, le gouvernement a procédé à une réorganisation militaire, en faisant de l’Extrême-Nord la quatrième région militaire interarmées et la quatrième région de gendarmerie (RG4). Les généraux en poste ont été remplacés par des colonels originaires de la zone, une légion de gendarmerie a été spécifiquement créée à Kousseri, plusieurs brigades d’infanterie motorisées ont été activées et le quartier général de la 41ème Brigade d’infanterie motorisée (BRIM) a été transféré de Maroua à Kousseri.

L’armée a aussi renforcé ses équipements, et la coopération s’est nettement améliorée entre Emergence 4 et le BIR-Alpha. Elle a multiplié les interventions en faveur des populations, comme la distribution de médicaments ou de vivres, des consultations médicales et des travaux routiers. Les renseignements ont progressé, en partie grâce à l’achat de drones tactiques et d’un avion de surveillance Cessna, et à une meilleure coopération avec leurs homologues nigérians.Même la communication de l’armée a été modernisée : le ministère de la Défense a organisé 24 visites de journalistes sur le front, ce qui explique en partie la popularité actuelle de l’armée dans les médias camerounais.

Le Cameroun dispose maintenant d’environ 8 500 militaires à l’Extrême-Nord (le septième des effectifs des forces de défense).Cependant, des lacunes persistent dans la réponse militaire. La prise en charge des troupes demeure insuffisante. Emergence 4 demeure en sous-effectif, ce qui entraine des difficultés de rotations.Les bavures continuent, bien que probablement moindres. Des soldats d’Emergence 4 ont vu leur avancement en grade de facto gelé, ne pouvant suivre les cursus nécessaires, tandis que d’autres restés à Yaoundé étaient promus.Depuis la mise en place de la FMM, Alpha et Emergence 4 ont pu mener officiellement des opérations au Nigéria contre Boko Haram, en collaboration avec les troupes nigérianes. Les opérations du BIR-Alpha au Nigéria sont baptisées Arrow et celles d’Emergence 4 Tentacules.

Le choc provoqué par les premiers attentats au Cameroun, notamment ceux de Maroua, a poussé à l’adoption de nouvelles mesures administratives et sécuritaires telles que l’interdiction du port du voile intégral (burqa), des regroupements de personnes, de la circulation des motos, la fermeture des débits de boisson après 18 heures, la multiplication des contrôles et des fouilles, la surveillance ou la fermeture de mosquées et l’arrestation d’imams supposés radicaux, et un renfort de policiers et gendarmes pour des missions de renseignement, et ce depuis juillet 2015.Si ces mesures sont généralement acceptées par la population, quelques-unes, et les dérives qui s’ensuivent, suscitent des mécontentements. La loi antiterroriste adoptée bien avant, en décembre 2014, a jusqu’à présent été davantage brandie contre l’op-position et la société civile que contre Boko Haram.L’interdiction de la burqa a donné lieu à de nombreux abus de la police et de la gendarmerie dans l’Extrême-Nord, y compris contre les femmes portant le niqab, le hijab ou le soudaré (voile très répandu localement, similaire au jilbab et au tchador).

L’incarcération fait partie de la réponse sécuritaire. Depuis 2014, les forces de sécurité ont arrêté au moins 970 membres présumés de Boko Haram, majoritairement des hommes, dont environ 880 restent actuellement incarcérés : 125 ont été condamnés et environ 755 sont en attente de jugement à la prison de Maroua (environ 680) et dans les prisons secondaires de Kousseri, de Mora, à la prison principale de Yaoundé et à la Direction générale de la recherche extérieure (DGRE).Parmi ces détenus figurent des cadres idéologiques et chefs opérationnels d’une part, et des informateurs, membres recrutés de force et petits logisticiens d’autre part. Les membres de Boko Haram à la prison de Maroua sont incarcérés avec les détenus de droit commun. Présenté par certaines autorités pénitentiaires comme une technique de déradicalisation, le mélange des deux catégories de détenus comporte des risques inverses d’endoctrinement des détenus de droit commun ou de radicalisation accrue de membres initialement moins radicalisés.

De même, la réponse judiciaire se limite jusqu’à présent à la sanction (justice punitive), et n’inclut pas de volet réinsertion sociale. Parmi le petit millier de détenus présumés membres de Boko Haram, la plupart n’ont joué que des petits rôles logistiques ou d’informateur pour des raisons financières, sans adhérer à l’idéologie du groupe jihadiste, ou ont été arrêtés pour non-dénonciation. En leur appliquant une justice punitive, le risque de radicalisation s’accroit, en même temps que la surpopulation carcérale.

Les comités de vigilance : entre efficacité et risques

Au Cameroun, des groupes d’autodéfense ou comités de vigilance existent depuis les années 1960, et à l’Extrême-Nord ces comités de vigilance ont été activés ou créés en juillet 2015, après les premiers attentats-suicides. Ils ont été activés généralement par les autorités, mais parfois aussi à l’initiative des populations. Ils sont placés sous l’autorité des sous-préfets et des chefs traditionnels et jouent généralement un rôle d’informateurs auprès de l’armée, et parfois de barragistes ou de milices de protection. Ils ont permis d’éviter une quinzaine d’attentats-suicides et ont contribué à l’arrestation d’une centaine de membres de Boko Haram.Depuis 2016, ils sont associés à certaines opérations de l’armée (y compris au Nigéria) contre le groupe jihadiste.

Toutefois, le recours à ces comités n’est pas sans risque. Des règlements de comptes ont eu lieu via des dénonciations calomnieuses aux forces de sécurité.Malgré les enquêtes de moralité préalables, des connivences ont existé entre certains membres et Boko Haram, tandis que d’autres ont commis des extorsions sur fond religieux.Ainsi, à Amchidé, les membres chrétiens du premier comité de vigilance constitué par le BIR en 2014 ont procédé à des rackets, dénonciations calomnieuses et chantages contre les habitants musulmans. Il a été dissous au bout de six mois et reconstitué de façon paritaire.

La faiblesse des initiatives de développement

Face à Boko Haram, les projets de développement annoncés par le gouvernement à l’Extrême-Nord demeurent limités et tardent à se concrétiser. En juin 2014, un plan d’urgence pour le développement de la partie septentrionale a été présenté. Mais il est doté de seulement 78,8 milliards de francs CFA (135 millions de dollars) et n’est pas encore opérationnel. Pourtant, les membres du gouvernement et hauts fonctionnaires originaires du Nord avaient évalué, les mois précédents, dans une lettre adressée à la Présidence, les besoins en développement de la partie septentrionale à au moins 1 600 milliards de francs CFA (2,8 milliards de dollars).En mars 2015, le gouvernement a annoncé un plan d’urgence de 5,3 milliards de francs CFA (9 millions de dollars) pour la construction d’écoles et d’hôpitaux à l’Extrême-Nord. Outre l’insuffisance des fonds alloués, ce projet a fait l’objet d’accusations de détournements de fonds. Pourtant, un second plan similaire est en préparation.

Des 925 milliards de francs CFA (1,7 milliard de dollars) du Plan d’urgence triennal pour l’accélération de la croissance et de l’emploi, 42 milliards (75 millions de dollars) sont alloués à l’Extrême-Nord.De même, en 2015, sur un budget d’inves-tissement public (BIP) de 1 150 milliards de francs CFA (2 milliards de dollars) à l’échelle nationale, 45,4 milliards (80 millions de dollars) seulement étaient dédiés à l’Extrême-Nord, une part en augmentation par rapport à 2014.Hormis les initiatives gouvernementales, le président de la République a fait des dons aux populations de l’Extrême-Nord. Le Sud du pays a aussi soutenu la région à hauteur de 2,5 milliards de francs CFA (4,2 millions de dollars), en plus des apports en denrées alimentaires. Là aussi, des accusations de détournements ont été émises.

La réponse régionale

Face à Boko Haram, les Etats du bassin du lac Tchad (Nigéria, Cameroun, Tchad et Niger) et le Bénin ont mis en place en 2015 une force multinationale de 8 700 militaires et policiers provenant des cinq pays.Le Cameroun, réticent au début de la crise aux initiatives bilatérales ou sous-régionales, n’a pas accordé le droit de poursuite au Nigéria en 2012, ce qui n’a pas empêché ce dernier d’intervenir à deux reprises à Amchidé et Fotokol en 2013.Le conflit s’intensifiant, le Cameroun a réclamé un droit de poursuite au Nigéria en 2014 et lancé l’opération Logone avec le Tchad en janvier 2015. De même, les soldats camerounais ont souvent pénétré à Gambaru et Banki au Nigéria et pilonné les positions de Boko Haram dans ce pays à partir du territoire camerounais en 2014 et 2015.La coopération avec le Nigéria s’est nettement améliorée depuis l’arrivée au pouvoir à Abuja de Muhammadu Buhari en mai 2015, au point que le secteur camerounais de la FMM est le seul qui soit opérationnel. Les deux armées mènent des opérations coordonnées et échangent régulièrement des renseignements.

Le Tchad a proposé d’intervenir chez son voisin une semaine après l’appel du président camerounais à la solidarité internationale et régionale, le 7 janvier 2015. Il s’est senti concerné à partir de septembre 2014, Boko Haram s’étant emparé de la route Maiduguri-Fotokol et menaçant le tronçon Mora-Kousseri, les deux principales voies d’approvisionnement de N’Djaména.Ainsi, le Cameroun et le Tchad ont mis en place l’opération Logone, constituée de 2 500 soldats de la Force armée tchadienne d’intervention au Cameroun (Fatic) et d’unités de l’armée camerounaise.Les soldats tchadiens stationnés à Maltam, Fotokol et Mora, et bénéficiant du droit de poursuite, ont mené des offensives contre Boko Haram au Nigéria. Dans quelques cas, ils ont combattu aux côtés des Camerounais sur leur sol, comme lors de l’attaque de la base de Fotokol par Boko Haram en février 2015.

Bien qu’il n’y ait pas eu d’accord officiel, l’entente entre les deux pays prévoyait que le Cameroun fournisse le carburant, les denrées alimentaires et les soins médicaux aux Tchadiens. Souhaitée par l’ancien ministre de la Défense et accueillie favorablement par la population locale, l’intervention des soldats tchadiens a été contestée par la hiérarchie militaire, et leur image auprès des soldats camerounais est mitigée à la suite d’accusations d’abus contre des civils au Nigéria.Entrés par Kousseri en février 2015, les militaires tchadiens sont repartis en novembre 2015.

Au niveau sous-régional, la FMM a été organisée en trois secteurs : Cameroun, Tchad et Nigéria. Le secteur camerounais (premier secteur) couvre le Mayo Sava, bien qu’à terme il ait juridiction pour couvrir les trois départements frontaliers. Conçue originellement comme une force intégrée, la FMM est de fait une force coordonnée. Ainsi, le contingent camerounais est entièrement constitué de soldats camerounais et pris en charge au plan financier et logistique par le ministère de la Défense camerounais. Prenant ses ordres du commandant régional de la FMM à N’Djaména, le commandant du secteur camerounais est rattaché de fait au patron d’Emergence 4 dans la gestion au quotidien du premier secteur. La FMM n’a pas de juridiction sur le BIR-Alpha et Emergence 4, mais une coopération existe entre ces deux forces et le contingent de la FMM avec lequel des opérations conjointes sont menées au Nigéria.

La mise en place de la FMM a généré des attentes des troupes camerounaises espérant être payées comme une force onusienne. Cela a conduit par la suite à des frustrations et des accusations de détournement de salaires.

Sortir de la crise

Bien qu’apparemment affaibli ou présenté comme tel depuis 2016, Boko Haram demeure un danger pour les populations de l’Extrême-Nord et une menace pour l’Etat camerounais et les forces de sécurité.En août 2016, les dissensions anciennes qui minaient le groupe ont été mises en lumière avec la nomination par l’Etat islamique d’Abou Moussab al-Barnawi comme nouveau chef (Wali) en Afrique de l’Ouest. Cette nomination est contestée par Aboubakar Shekau.La rupture entre Shekau et Barnawi n’implique pas que Boko Haram cessera ses activités au Cameroun.Au contraire, le risque d’une surenchère de la violence est grand, avec une concentration autour du lac Tchad (Hilé Alifa, Darak et Makary), du Mayo Sava, du Mayo Tsanaga et de la route de Waza, comme l’atteste la recrudescence des attaques depuis juin 2016. Après deux années de conflit, il est de plus en plus difficile pour Boko Haram de recruter à l’Extrême-Nord sur une base idéologique, ce qui pourrait entrainer une multiplication des recrutements forcés.

Peu présent à l’Extrême-Nord, l’Etat se résume souvent à ses forces de sécurité ou agents de douanes. Au-delà des causes techniques ou matérielles, ceci reflète un problème général de représentation. Le modèle d’intégration des régions périphériques par la cooptation de l’élite masculine et gérontocratique a, comme dans d’autres régions, atteint ses limites en raison de la mauvaise gestion des ressources et de l’explosion démographique. Ce divorce entre les habitudes de gouvernance et les attentes de la population a exacerbé la vulnérabilité socioéconomique des jeunes dans la région, les exposant aux incitations financières de Boko Haram.

Face aux problèmes de développement et de cohésion sociale que le conflit actuel pose à long terme, l’Etat devrait renforcer sa présence dans la région, en se concentrant sur la mise à niveau des services publics, la facilitation et le soutien aux activités économiques. Une visite du président de la République, des dirigeants de l’opposition et de la société civile dans les départements touchés de l’Extrême-Nord pourrait servir de lancement à un vaste chantier de construction d’infrastructures publiques et de projets de développement. Ces derniers devraient s’accompagner d’un programme de renforcement de la cohésion sociale et des relations intercommunautaires, s’inscrivant dans une démarche inclusive favorisant les initiatives issues de la société civile et de la population. Le prochain défilé du 20 mai pourrait avoir lieu à Maroua.

Les priorités socioéconomiques

La lutte contre Boko Haram doit passer par des mesures socioéconomiques fortes pour contrer le recrutement, et par la gestion transparente et la bonne gouvernance des projets qui verront le jour. La relance du commerce avec le Nigéria doit constituer la priorité, en autorisant à nouveau la circulation des véhicules commerciaux entre Maiduguri et l’Extrême-Nord. Ceci nécessitera la mise en place d’escortes sur les axes dangereux. L’achèvement de la route nationale N°1 entre Maroua et Kousseri, et la mise à niveau du réseau routier pour mieux relier les départements de l’Extrême-Nord et les deux autres régions de la partie septentrionale sont importants compte tenu du volume important des échanges.

Le soutien aux activités agricoles et de pêche autour du lac, et dans les terres fertiles du Mayo Danay, du Mayo Kani et du Mayo Tsanaga, devrait être la deuxième priorité. Cela devrait s’accompagner du lancement de projets à haute intensité de main d’œuvre pour soutenir la production locale du riz, du mil et du sorgho. La troisième priorité devrait être la promotion du microcrédit, dont l’obtention serait conditionnée à la scolarisation des enfants, à destination entre autres des communautés kanuri.

La quatrième priorité est la relance du secteur industriel de l’Extrême-Nord et du Nord-Cameroun à travers l’assainissement de la gestion et le soutien des partenaires du pays aux entreprises publiques et aux petites et moyennes entreprises. Pour cela, l’Etat devrait accroitre la part de l’Extrême-Nord dans le budget d’investissement public et le programme d’urgence triennal. Les pays partenaires et institutions financières devraient aussi renforcer leur soutien à l’Extrême-Nord, car cette région, qui représente le sixième de la population camerounaise, est la moins développée et la plus susceptible de s’enliser dans la trappe à conflits.

Pour lutter contre le radicalisme religieux […] le ministère des Affaires sociales devrait encourager les parents à parler en famille de Boko Haram et à lever le tabou sur le sujet.

Sur le plan social et culturel, l’Etat devrait rapidement accroitre et améliorer les services d’éducation et de santé à l’Extrême-Nord, encourager les parents à envoyer leurs enfants à l’école et à dépasser certaines réticences sociales via des mesures incitatives ou contraignantes, en faisant des communautés les plus vulnérables une priorité. A cela doivent s’ajouter le soutien aux radios communautaires locales et le déploiement des chaines nationales camerounaises avec des programmes traduits en langue kanuri, haoussa, fulfulde et arabe, dans le but de favoriser l’inclusion nationale et la diffusion de programmes de sensibilisation au radicalisme religieux compréhensibles par les locaux.

L’Etat devrait également encourager et soutenir le retour des déplacés qui le souhaitent et protéger les biens de ceux qui n’envisagent pas encore de rentrer, tout en respectant les modalités de l’accord tripartite Cameroun-Nigéria-HCR.Enfin, des cellules d’accompagnement des anciens otages et membres de Boko Haram doivent être créées.

Pour lutter contre le radicalisme religieux, en plus des mesures déjà préconisées dans le précédent rapport de Crisis Group sur le Cameroun, le ministère des Affaires sociales devrait encourager les parents à parler en famille de Boko Haram et à lever le tabou sur le sujet. A l’instar du Nigéria qui expérimente déjà des programmes de déradicalisation dans les prisons, l’Etat devrait, avec l’appui de ses partenaires et en accord avec les communautés locales, mettre en place des programmes de déradicalisation dans les prisons au cas par cas pour des membres de Boko Haram qui souhaiteraient se réinsérer socialement après avoir purgé une peine de prison proportionnelle à la gravité de leur crime.Ces programmes devraient être ouverts en priorité aux enrôlés de force et aux déserteurs de Boko Haram, tout en distinguant les informateurs et petits logisticiens des cadres et idéologues de la secte.

Les autorités sécuritaires et judiciaires devraient de manière générale s’appliquer à distinguer les membres de Boko Haram en fonction de la gravité des crimes dont ils sont accusés et de leur degré d’implication au sein du mouvement, bien que ces distinctions ne soient pas toujours faciles à opérer, et traiter les suspects et détenus de façon juste et en accord avec le droit international. Un programme de « justice réparatrice » qui reposerait sur des confessions, des travaux communautaires, la sensibilisation au radicalisme religieux et idéologies prônant la violence, des formations professionnelles, des projets de réinsertion socioéconomique, et de courtes peines de prisons si nécessaire, pourrait être envisagé. Il s’agirait de différencier entre membres recrutés de force, informateurs et petits logisticiens (enrôlés de force ou pas), non suspectés d’être impliqués dans des crimes graves (torture, meurtres, disparitions forcées, etc.) d’une part, et les cadres, idéologues et combattants ayant rejoint le mouvement de leur plein gré et tous ceux suspectés d’avoir commis des abus graves d’autre part. Pour ce faire, la loi antiterroriste actuelle pourrait être modifiée pour prendre en compte ces mesures.

Enfin, l’Etat devrait poursuivre la mise en place de programmes de sensibilisation des communautés à la non-stigmatisation d’anciens membres réinsérés, et renforcer les échanges et les activités culturelles et sportives entre l’Extrême-Nord et le Sud. Afin de mettre en œuvre tous ces dispositifs, il devrait allouer une part importante de son budget à l’Extrême-Nord.

Sur le plan sécuritaire

Globalement, la réponse sécuritaire du Cameroun a été efficace, en partie grâce à un effort d’engagement considérable depuis 2014 et à une meilleure coordination avec les voisins. Mais le gouvernement devrait corriger certaines fragilités et erreurs stratégiques pour ramener une paix durable dans la région. Trois éléments sont primordiaux.

Les forces de sécurité, ou toute autre autorité de l’Etat, devraient en permanence avoir conscience des conséquences de leurs actions sur les populations et évaluer les risques qu’elles génèrent un rejet et une délégitimation de l’Etat, ou des tensions entre les communautés. Ceci passe obligatoirement par un meilleur respect des droits humains. Pour ce faire, il est important que les militaires et policiers coupables d’exactions soient sanctionnés et que ces sanctions soient rendues publiques.Cela passe aussi par l’intensification des initiatives de sensibilisation des populations aux actions sécuritaires et la prise en compte de leurs points de vue.

Ensuite, le gouvernement doit éviter que la lutte contre Boko Haram crée des tensions potentiellement dangereuses au sein des forces de sécurité, ou que celles-ci endossent un rôle incompatible avec la démocratie. Ceci passe par des mesures spéciales pour une équité dans le traitement et les avancements en grade des soldats, en particulier de ceux déployés au front. La modernisation technologique de l’armée camerounaise pose la question de son utilisation post-Boko Haram. Forte de 60 000 hommes et désormais bien équipée, elle pourrait être en sureffectif en temps de paix et le coût d’entretien des équipements militaires risque d’avoir des conséquences sur les investissements publics. Le gouvernement devrait envisager de geler les recrutements au sein de l’armée pendant une certaine période, à l’exception des membres de comités de vigilance remplissant les conditions d’âge et de niveau d’instruction, et les relancer sur le rythme d’avant-guerre, lorsque les moyens budgétaires le permettront.

A mesure de l’affaiblissement de Boko Haram, le gouvernement devrait prévoir le retour progressif de la police et de la gendarmerie dans les localités frontalières, avec des unités mieux équipées, en remplacement des troupes d’élite. Ces policiers devraient être formés au respect des droits humains dans le contexte spécifique d’in-surrection, de lutte contre le terrorisme, et d’intervention auprès d’une population traumatisée.

Enfin, les comités de vigilance ont été efficaces dans la lutte contre Boko Haram, mais ils posent problème à long terme. Ils peuvent mener à une privatisation de la sécurité, à des dérives ou au renforcement excessif des pouvoirs des chefs traditionnels qui ont sur eux un certain contrôle. La dérive criminelle de certains membres, en situation de vulnérabilité économique, est un autre risque.Il est donc important de limiter le recours aux comités de vigilance, puis de prévoir leur démantèlement progressif et la réinsertion socioéconomique de leurs membres.

Conclusion

La violence générée par Boko Haram à l’Extrême-Nord constitue un fait inédit dans l’histoire récente du Cameroun.Alors que le risque d’une perte des territoires dans la région était bien réel, la réponse du gouvernement camerounais, combinée à l’intervention de l’armée tchadienne et à la réorganisation de l’armée nigériane, a permis d’empêcher l’expansion territoriale du groupe. Il a subi de lourdes pertes et a vu ses capacités conventionnelles se réduire. Mais les problèmes de fond qui ont fait de l’Extrême-Nord une région particulièrement vulnérable demeurent : pauvreté, sous-scolarisation, fracture sociale et générationnelle, tensions communautaires et faible connexion avec le reste du pays. En outre, en dépit de ses relatifs succès au plus fort du conflit, l’armée laisse entrevoir une certaine faiblesse, voire impuissance, face aux attaques de basse intensité et aux incursions, vols de bétail et pillages quotidiens.

L’Extrême-Nord risque de s’enliser durablement dans un conflit de faible intensité, alimenté par des alliances de circonstance renforcées entre jihadistes, trafiquants et divers opportunistes, dans un Sahel en proie à de multiples conflits. Cela écarterait la possibilité d’un développement substantiel de la région, accentuant mécaniquement sa vulnérabilité. Cela obligerait aussi le gouvernement à y maintenir pour longtemps un dispositif militaire coûteux, ce qui mettrait en péril les objectifs de croissance et de développement du pays, le fragilisant davantage.

Nairobi/Bruxelles, 16 novembre 2016

Annexe A : Carte du Cameroun

Annexe B : Carte de l’Extrême-Nord

Annexe C : Opérations Arrow

Depuis la mise en place de la Force multinationale mixte, le BIR-Alpha et Emergence 4 mènent des opérations au Nigéria sous le couvert juridique de cette force. Les opérations extérieures du BIR-Alpha sont baptisées « Arrow » et « Blue Pipe » et celles d’Emergence 4 « Tentacules ». Les opérations Arrow sont menées par l’état-major et engagent toutes les composantes du BIR-Alpha. Ce sont des opérations se déroulant à plus de dix kilomètres à l’intérieur de la frontière nigériane contre des cibles jugées importantes. Les opérations Blue Pipe sont menées dans un rayon de cinq kilomètres contre des cibles plus petites et sont directement décidées par les commandants de secteurs du BIR-Alpha. Les opérations Tentacules sont menées par l’armée régulière et le contingent camerounais de la FMM. Huit opérations Arrow ont été menées de novembre 2015 à juin 2016. Arrow 5 à Ngoshié et Arrow 6 à Kumshé ont été les plus importantes, car elles ont permis de démanteler deux des principales bases d’en-trainement des kamikazes et de limiter la spirale des attentats-suicides. Toutes les opérations extérieures sont menées avec l’aval et souvent la participation des forces armées nigérianes.

OPERATIONS ARROW

Arrow 1
26 au 28 novembre 2015, objectif Mba.

Arrow 2
2 et 3 décembre 2015, objectif Nbada Koura.

Arrow 3
17 décembre 2015, objectif Djimini.

Arrow 4
25 janvier 2016, objectif Ashigashia Nigeria.

Arrow 5
11 au 14 février 2016, objectif Ngoshé, 162 membres de Boko Haram tués
selon les forces de sécurité.

Arrow 6
24 et 25 février 2016, objectif Kumshé, 107 membres de Boko Haram tués,
selon les forces de sécurité.

Arrow 7
17 au 19 avril 2016, objectif Diguime.

Arrow 8
11 mai 2016, objectif Forêt de Madawaya.

Annexe D : Sigles et abréviations

BIP : Budget d’investissement public

BIR : Bataillon d’intervention rapide

BRIM : Brigade d’infanterie motorisée

CAT : Centre antiterroriste

CBLT : Commission du bassin du lac Tchad

CEEAC : Commission économique des Etats de l’Afrique centrale

DGRE : Direction générale de la recherche extérieure

IED : Engin explosif improvisé

FMI : Fonds monétaire international

FMM : Force multinationale mixte

FATIC : Forces armées tchadiennes d’intervention au Cameroun

UNICEF : Fonds des Nations unies pour l’enfance

HCR : Haut-Commissariat des Nation unies pour les réfugiés

IFRI : Institut français des relations internationales

IRIN : Réseaux d’information régionaux intégrés

INS : Institut national de la statistique

MINEPAT : Ministère de l’Economie, de la Planification et de l’Aménagement du territoire

MNJTF : Multinational Joint Task Force

PIB : Produit intérieur brut

RDPC : Rassemblement démocratique du peuple camerounais

REDHAC : Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique centrale

RG : Région de gendarmerie

RMIA : Région militaire interarmées

UNDP : Union nationale pour la démocratie et le progrès

USAID : Agence des Etats-Unis pour le développement international

 

 

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