Alors qu’hommages et déclarations s’enchaînent depuis l’assassinat de l’ambassadeur russe en Turquie lundi, Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine ont le même discours : ce drame ne mettra pas à mal la réconciliation russo-turque qui a suivi la crise diplomatique de 2015.
Russie et Turquie refusent d’envenimer leurs rapports
Le berceau d’une troisième guerre mondiale ne sera pas un centre d’art contemporain d’Ankara et Andreï Karlov ne sera pas un nouvel archiduc François Ferdinand (assassiné en 1914 à Sarajevo, ce qui déclencha la Première Guerre mondiale). C’est en substance le message que la Russie et la Turquie ont voulu faire passer depuis le meurtre de l’ambassadeur russe. Le diplomate, en poste depuis 2013 a été froidement assassiné lundi soir dans la capitale turque par Mevlüt Altintas, un membre de la police antiémeute. L’homme de 22 ans – abattu par les forces spéciales turques – affirmait vouloir venger la ville syrienne d’Alep, sur le point d’être entièrement reconquise par le régime de Bachar al-Assad, soutenu par l’aviation russe.
Les leaders des deux pays, épaulés par leurs ministres, ont été à pied d’œuvre dès lundi soir pour multiplier les annonces et déclarations rassurantes. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a dégainé le premier en condamnant avec vigueur la mort de l’ambassadeur et a affirmé être en tout point d’accord avec son homologue russe, Vladimir Poutine, pour dénoncer un meurtre aux allures de «provocation». Une provocation qui, selon l’hôte du Kremlin, visait «à détériorer la normalisation des relations russo-turques et le processus de paix syrien», alors que se tenait mardi à Moscou une réunion capitale entre ministres des Affaires étrangères russe, turc et iranien pour discuter du conflit.
Éviter la rupture de 2015
Alors que certains observateurs voyaient dans cet assassinat un risque de «Sarajevo bis», Ankara a redoublé d’efforts pour assurer l’opinion publique et les marchés financiers de la solidité de ses liens avec Moscou. «Notre coopération et notre solidarité à combattre le terrorisme devraient même être plus forte», a surenchéri Erdogan, laissant dans le même temps carte blanche à une commission russe – composée d’enquêteurs, de diplomates et d’agents du renseignement – arrivée mardi en Turquie pour épauler les investigations turques. Dans l’après-midi, un avion militaire faisait le chemin inverse, emportant la dépouille du diplomate Andreï Karlov en direction de la Fédération de Russie. Et la Turquie a multiplié les hommages, en déposant des couronnes d’œillets devant les antennes diplomatiques russes ou encore en renommant la rue de l’ambassade russe en hommage à Andreï Karlov.
Ankara est prête à tout pour éviter de revivre la rupture de 2015, quand l’aviation turque avait détruit un bombardier russe SU-24, à la frontière syrienne, provoquant une crise diplomatique sans précédent. Le Kremlin avait alors pris un ensemble de sanctions contre Ankara, boycottant des produits alimentaires turcs, enterrant des partenariats énergétiques bilatéraux ou interdisant les vols charters vers la Turquie (80 % de touristes russes en moins). La facture s’élève à plusieurs milliards de dollars.
«Tourner la page»
Un choc économique pour la Turquie qui a poussé son président à présenter ses regrets à la Russie de Vladimir Poutine, espérant ainsi «tourner la page». Le réchauffement des relations diplomatiques est scellé après le coup d’Etat manqué du 15 juillet. Le président russe a alors été le premier à prendre son téléphone pour soutenir son homologue turc visé par les putschistes, bien avant les partenaires occidentaux d’Ankara. Réconciliés, Russes et Turcs signent un juteux contrat de construction du gazoduc TurkStream ou encore la relance du projet d’établir une centrale nucléaire – dotée de réacteurs de conception russe – dans le sud de la Turquie.
Et, pour certains, l’assassinat de l’ambassadeur Karlov pourrait même avoir des répercussions positives inespérées. «Parfois, même les événements tragiques ont une manière intéressante de rapprocher les peuples et les nations», confie Ravza Kavakçi Kan, députée de l’AKP d’Istanbul (parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002). «Cela pourrait avoir des effets importants sur l’amélioration de notre relation qui n’a pas été si bonne au cours de l’année», ajoute-t-elle.
Mais pour l’heure, le président Poutine exige des coupables. Mevlüt Altintas était-il un loup solitaire ou a-t-il été soutenu par un groupe criminel ? Une question face à laquelle l’exécutif reste encore muet – un gouvernement turc d’ordinaire rapide quand il s’agit de pointer du doigt ses ennemis. «Il faut laisser du temps à l’investigation, que les choses soient faites dans le respect du droit», justifie avec solennité Ravza Kavakçi Kan mais l’élue admet «qu’il y a de fortes chances que le mouvement de Fethullah Gülen soit impliqué. Avec des connexions extérieures peut-être».
Une hypothèse avec laquelle la presse pro-gouvernementale a pris moins de pincettes. Mardi, au lendemain du meurtre de Karlov, dans les kiosques turcs, la quasi-totalité des titres proches de l’AKP accusaient le jeune assassin d’être lié à la mouvance de l’imam en exil, déjà accusé d’être le cerveau du coup d’Etat manqué de cet été. De concert avec la presse turque, est dénoncée en Russie une intervention des pays occidentaux qui ont «peur de l’amitié entre la Russie et la Turquie», explique ainsi sur Twitter l’influent leader d’extrême droite Vladimir Jirinovski. «Je vois ici la main de l’Occident qui veut empêcher le développement du partenariat stratégique», estime pour sa part l’historien Amur Hadjiev, dans les pages de Novaya Gazeta.
Compromis
Un partenariat stratégique revigoré qu’Ankara ne veut pas voir s’essouffler après l’assassinat de l’ambassadeur russe. «La normalisation avec Moscou à l’été n’a pas été bénéfique uniquement pour le secteur économique de la Turquie, mais aussi et surtout pour sa politique étrangère», analyse Sinan Ulgen, président du Center for Economics and Foreign Policy (Edam). Grâce au canal du dialogue rouvert, «Ankara a pu, avec l’accord tacite de la Russie, entreprendre sa campagne militaire sur le territoire syrien», observe l’ancien diplomate turc. A la fin du mois d’août est ainsi lancée l’opération «Bouclier de l’Euphrate». En quelques semaines, elle a permis à des groupes de rebelles syriens, largement soutenus par l’armée turque, de repousser les jihadistes du groupe Etat islamique plus au sud. Mais surtout d’empêcher la jonction des trois cantons bordant la frontière turco-syrienne actuellement contrôlés par les forces kurdes du PYD, une émanation syrienne du PKK, considéré comme organisation terroriste par Ankara.
Mais qu’aurait obtenu Moscou en échange de ce laissez-passer donné à des opposants du régime de Bachar al-Assad ? «C’est ouvert à la spéculation. Mais le fait que le gouvernement turc soit resté muet sur Alep (lire aussi page 13), assiégé par les forces loyalistes, soutenues par la Russie, cela donne des indices sur le compromis qui aurait pu être négocié», avance Sinan Ulgen. De plus, Ankara a joué ces dernières semaines un rôle clé dans l’élaboration d’un plan d’évacuation des civils et combattants des quartiers Est de la seconde ville de Syrie.
Un tel compromis avec la Russie n’est pas du goût de tout le monde, y compris chez les partisans de l’AKP dont certains ont pris part aux manifestations organisées depuis plusieurs semaines devant les antennes diplomatiques russes à Ankara et Istanbul pour dénoncer le sanglant rôle joué par Moscou. Un dialogue pourtant défendu par l’élue islamo-conservatrice Ravza Kavakçi Kan. «Oui, on a des différends sur le sujet syrien. Mais on a aussi des responsabilités. Les autres pays ont regardé les gens mourir en Syrie, à Alep. Cela s’est passé à notre frontière, ce n’était pas possible de continuer ainsi. Voilà pourquoi on doit dialoguer avec la Russie.»
Quentin Raverdy Correspondance à Istanbul
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