
Marc Roche : « Le shadow banking est une espèce d’amibe hors de contrôle »
Correspondant du ‘Point’ à Londres, le spécialiste du ‘journalisme d’investigation financière’ se bat contre la finance de l’ombre qui échappe à toute régulation, et par qui viendra la prochaine crise.
Illustration ici avec les deux visages de la City.
Marc Roche, journaliste spécialiste en finance, actuellement correspondant du ‘Point’ à Londres, après avoir tenu de longues années au ‘Monde’ la chronique de la City, rejoint en tant qu’administrateur Finance Watch, l’ONG basée à Bruxelles connue pour son combat pour la régulation bancaire. Un cheval de bataille qui est donc aussi le sien. Marc Roche, qui s’exprime ici exclusivement en son nom propre et non pas en tant qu’administrateur de Finance Watch, a dans son viseur le shadow banking, cette finance de l’ombre qui pratique, hors de tout contrôle, une spéculation qui ne profite qu’aux “banksters”.
Marc Roche décrit ainsi le double visage de la City, le premier amène d’une finance désormais réglementée, et le deuxième, “opaque” et “toxique”, qui continue à traiter ses affaires via les paradis fiscaux de la Couronne.
Et il prévient :
“La prochaine crise financière proviendra de ce secteur de la finance qui baigne dans l’opacité la plus totale”.
Une crise systémique ne se produit jamais là où on l’attend ni quand on l’attend. Le danger réside actuellement dans l’existence de bombes à retardement multiples : éclatement de la bulle immobilière chinoise ; risques excessifs pris en raison de la surabondance des liquidités créée par le quantitative easing des banques centrales ; faillite d’un hedge fund avec réaction en chaîne ; opacité de la titrisation des prêts étudiants, etc. Une certitude : l’accident, s’il doit survenir, proviendra du shadow banking qui baigne dans l’opacité la plus totale. La confiance sur les marchés financiers est extrêmement précaire.
“Une certitude : l’accident, s’il doit survenir, proviendra du shadow banking qui baigne dans l’opacité la plus totale”
Cet été, il a suffi d’une chute des actions chinoises pour provoquer un sentiment de panique générale. Or l’absence des banques centrales à ce moment-là, hormis l’injection massive de liquidités qui ressemble de plus en plus à une fuite en avant, n’a pas été le moins inquiétant. Dans le monde de la finance, rien n’a vraiment changé. Si d’indéniables progrès ont été réalisés dans le contrôle de la banque de détail, le shadow banking reste en revanche une zone totalement non contrôlée. Si l’on croit que les crises surviennent tous les huit ans, comme on le dit parfois, alors il est grand temps de mettre l’argent de sa retraite à l’abri…
Le développement en dehors de toute règle du secteur offshore
Il y a dans la finance d’un côté un secteur réglementé, et de l’autre côté le shadow banking qui ne l’est pas. Le degré de réglementation du premier secteur, qui regroupe les activités de banque de détail, de gestion de portefeuilles, de fusions-acquisitions – en gros les activités standards, dites “activités vanille” – est plus ou moins élevé selon les pays, mais avec les nouvelles exigences en fonds propres, la réduction des activités sur fonds propres et la limitation des bonus, des progrès ont été faits, même si cela a été souvent sur le mode du “deux pas en avant, un pas en arrière”. Mais parallèlement, il s’est développé tout un secteur offshore qui lui n’est pas du tout réglementé.
“Les fameuses banques universelles, qui offrent toute la panoplie de services, ont tendance à y mettre toutes les activités qu’elles préfèrent cacher aux régulateurs”
Les fameuses banques universelles, qui offrent toute la panoplie de services, ont tendance à y mettre toutes les activités qu’elles préfèrent cacher aux régulateurs. À l’échelle internationale, le shadow banking a une taille énorme parce qu’il s’est particulièrement développé dans les pays émergents, Chine en tête. Or le shadow banking, dans lequel il y a tout et n’importe quoi, cumule tous les défauts : opacité, absence de réglementation, etc. C’est une espèce d’amibe sans contours bien définis, hors de contrôle, s’adaptant aux situations les plus diverses, et qui va donc grossissant à l’inverse du secteur bancaire traditionnel qui se rétrécit au fur et à mesure que les banques réduisent la taille de leur bilan…
Le retour en force de la déréglementation
Ce qui a été fait en matière de régulation en Grande-Bretagne, avec la loi Vickers, peut sembler être ce qu’on a fait de plus poussé en Occident. C’est peut-être vrai sur le papier, mais cette loi n’est pas encore adoptée et le périmètre de la sanctuarisation des activités bancaires fait encore l’objet d’âpres négociations aiguillonnées par une campagne échevelée du lobby bancaire.
“Depuis la victoire des conservateurs en mai dernier, l’heure est à nouveau à la re-déréglementation de la City”
Au point que John Vickers lui-même s’est déclaré inquiet du sort que l’on allait peut-être réserver à son projet. D’autant que depuis la victoire des conservateurs en mai dernier, l’heure est à nouveau à la re-déréglementation de la City. Pour David Cameron et George Osborne, le chancelier de l’Échiquier, la préservation des intérêts de la City a toujours été essentielle, mais entre 2010 et 2015, les conservateurs, ayant formé une coalition avec les libéraux-démocrates, ont dû mettre en sourdine leur volonté de refaire un big bang, et tenir compte de l’hostilité de l’opinion publique envers la finance… Ces freins semblent levés, comme on l’a vu récemment avec le limogeage par George Osborne du patron de la Financial Conduct Authority, ce dernier ayant fait montre de fermeté en imposant de très lourdes amendes aux contrevenants et des normes très restrictives.
L’attraction des compétences, point faible des banques centrales
Les banques centrales sont là pour s’occuper de la politique monétaire et du contrôle de l’inflation. C’est leur mission dans tous les pays. Après la crise 2008 qui a révélé les graves lacunes de la régulation, les gouvernements ont décidé, à la fois à l’échelon européen et à l’échelon national, de confier la tâche de la régulation bancaire à ceux qui ont sauvé la planète financière en injectant massivement des liquidités, les banquiers centraux. Le problème est que les banques centrales ne sont pas les mieux outillées pour assurer la réglementation bancaire et veiller à son application. Les banques privées continuent d’attirer les meilleurs éléments et les diplômés les plus brillants, terrain sur lequel la fonction publique dévalorisée, que ce soit la Banque d’Angleterre ou les autres instances de régulation, n’est pas en mesure de rivaliser.
“Dans les dîners en ville à Londres, malgré la crise, être banquier reste beaucoup plus glamour que d’être régulateur”
Si bien que dans les dîners en ville à Londres, malgré la crise, être banquier reste beaucoup plus glamour que d’être régulateur. Les conditions de travail, la rémunération et le statut continuent de faire la différence. La situation est paradoxalement quelque peu différente aux États-Unis où, en dépit de tous les défauts du système, on voit de brillantes personnalités de Wall Street aller servir l’État, à l’exemple de Gary Gensler, un ancien de Goldman Sachs devenu procureur de la haute finance, président de la Commodity Futures Trading Commission (CFTC). Un profil que l’on ne rencontre guère en Europe, où l’on voit rarement les banquiers rejoindre la fonction publique, les cas se présentant suscitant même la réprobation de l’opinion, comme on le voit avec l’exemple d’Emmanuel Macron arrivé à Bercy en provenance du département fusions et acquisitions de la banque Rothschild.
Les “banksters” et les autres
La finance recouvre des métiers très divers : il n’y a vraiment rien de commun entre le banquier de détail d’une agence en province, le gestionnaire de très grosses fortunes, l’expert en fusion-acquisition, ou le trader qui spécule sur les matières premières. Autant de savoir-faire – et de rémunération – différentes. La notion de “banksters” vise surtout le shadow banking, cette finance de l’ombre qui n’est pas réglementée et qui pratique une spéculation ne rapportant qu’aux banques au détriment de la collectivité. Alors que dans la finance “vanille”, les lois doivent être respectées, et si elles ne le sont pas, il y a des amendes désormais colossales. Des amendes qui soit dit en passant ne sont pas payées directement par les banquiers, mais par les actionnaires, la responsabilité personnelle du banquier sur sa propre fortune n’étant engagée que dans un seul pays, l’Allemagne.
Les paradis fiscaux, toujours bel et bien présents
Les paradis fiscaux sont à la base du shadow banking. Ce sont les zones de non-droit de la finance internationale où les grandes fortunes peuvent cacher leur richesse via des trusts, où les hedge funds font l’essentiel de leurs transactions à l’abri des regards. Les hedge funds sont certes soumis à une certaine supervision de la part des régulateurs, mais ces derniers sont incapables d’aller voir ce qui se passe dans les îles Caïmans et autres places offshore où les hedge funds réalisent la plupart de leurs transactions.
“Force est de reconnaître que les gouvernements continuent de façon bien hypocrite de protéger les paradis fiscaux”
Force est de reconnaître que les gouvernements continuent de façon bien hypocrite de protéger les paradis fiscaux. Au G20 de Londres en 2009, Gordon Brown avait marqué son intention de combattre ces places offshore. Six ans plus tard, il n’en existe toujours pas moins d’une trentaine avec lesquelles la City fait plus ou moins directement des affaires. Mais les places offshore sous pavillon britannique ne sont pas les seules : sur le continent européen, il y a, pour ne citer qu’elle, Monaco.
Les deux visages de la City
La City a deux visages. D’un côté, le visage amène d’une finance qui a été réglementée et qui est plus transparente en termes de fusions-acquisitions et de bonus ; de l’autre, le visage opaque et toxique de la gestion de fortune, celle par exemple des oligarques russes et des milliardaires chinois dont les affaires sont traitées via les paradis fiscaux de la couronne. Dans le secteur financier, la limitation des bonus se fait sentir. Fini le champagne, les prostituées, la cocaïne… les financiers ne vivent certainement plus sur le train de vie des années 2000, et les mœurs se sont assagies. Il n’en reste pas moins que les bonus continuent à faire vivre une ville comme Londres. Immobilier, art, personnel d’entretien, écoles privées, services de santé privés, etc. : les bonus ont créé une véritable économie parallèle qui fait vivre beaucoup de gens.
Des difficultés du journalisme d’investigation financière
Il est devenu quasiment impossible aujourd’hui de faire du journalisme d’investigation financière. La presse manque de plus en plus de moyens financiers et elle est adossée, particulièrement en France, à des groupes industriels, ce qui interroge son indépendance. Dans le même temps, la communication des banques est devenue soit très restrictive, soit très abondante, mais sur des sujets qui font alors diversion. Lors des interviews, les dirigeants sont accompagnés de leurs communicants – souvent d’anciens journalistes – et de leurs avocats qui contrôlent leur expression.
“La presse manque de plus en plus de moyens financiers et elle est adossée, particulièrement en France, à des groupes industriels, ce qui interroge son indépendance”
Il n’y a pas si longtemps, au début des années 2000, les banques étaient beaucoup moins sophistiquées dans leur approche des relations publiques. Les sources d’information posent des problèmes très aigus : ceux qui parlent ne savent pas, et ceux qui savent ne parlent pas… Les informations sortent par le canal de lanceurs d’alertes, c’est-à-dire sur une forme de délation ce qui ne va pas sans poser de problème. Et puis à l’expérience, les vraies révélations ne sont pas très nombreuses : seuls trois ou quatre lanceurs d’alertes ont mis à jour des choses vraiment substantielles
Une nécessaire contre-expertise pour sortir de la pensée unique
Il y a à Bruxelles un très fort déséquilibre entre le poids du lobby financier et la pauvreté en moyens et en expertise des ONG financières. Lorsque par exemple, je couvrais au ‘Monde’ les marchés des matières premières, et en particulier celui des diamants, il n’y avait à Global Witness, une ONG spécialisée, qu’une seule personne pour suivre ce secteur, sans doute le plus opaque de la finance. Les journalistes travaillant de plain-pied dans le milieu financier baignent dans une sorte de pensée unique un peu aveuglante.
“Il y a à Bruxelles un très fort déséquilibre entre le poids du lobby financier et la pauvreté en moyens et en expertise des ONG financières”
Face au monolithe du lobby bancaire, il n’y a pas de contre-pouvoir véritablement constitué : les agences de notations sont critiquées à juste titre ; les analystes bancaires sont dépendants de leur employeur ; les politiques, ainsi que les régulateurs, sont capturés par les intérêts financiers. Les médias ont besoin d’une contre-expertise indépendante qui, sans être militante, soit capable de déconstruire les arguments du lobby bancaire.
Bio express de Marc Roche : Journaliste d’investigation financière
Marc Roche a été nommé administrateur de Finance Watch en septembre dernier. Il est le correspondant du ‘Point’ au Royaume-Uni où il est installé depuis 1985. Il a été auparavant correspondant à la City du journal ‘Le Monde’ pendant vingt-cinq ans. Licencié en économie de l’Université Libre de Bruxelles, en politique internationale de la John Hopkins University et de la Columbia School of Journalism, il est l’auteur, en autres ouvrages, de trois livres consacrés à la finance (‘La Banque, comment Goldman Sachs dirige le monde’, Albin Michel 2010 ; ‘Le Capitalisme hors-la-loi’ – Albin Michel, 2011 ; ‘Banksters, voyage chez mes amis capitalistes’ – Albin Michel, 2014) et d’un film sur Goldman Sachs avec Jérôme Fritel pour Arte. Il prépare un nouvel ouvrage sur l’état de la finance près de dix ans après la crise de 2007-2008.
Propos recueillis par Philippe Plassart
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